Vous avez, vous honnête homme incapable de soupçonner un piège aussi vil, commis l’imprudence d’apposer votre signature sur des pièces en blanc… Or, ces pièces, on les a, après coup, remplies d’instructions tellement précises, d’une nature si délicate, si spéciale, que le moindre doute en votre faveur est impossible.
En outre, les ordres que vous aviez signés en blanc ont été exécutés avec une précision et une adresse telles que, en cas de procès, vingt personnes surgiraient pour attester, avec preuves à l’appui, qu’elles ont agi sur votre ordre exprès.
– C’est monstrueux!… murmura de Tournehem qui se demandait s’il n’était pas le jouet d’un affreux cauchemar. Et quel est le misérable qui… le savez-vous, monsieur?
– Oui, monsieur, et je vais vous dire son nom si vous y tenez… Cependant il me semble que ce nom est très facile à trouver par vous-même… Une seule personne, dans votre entourage immédiat, étant en mesure de présenter à votre signature des pièces en blanc, une seule personne possédant toute votre confiance…
– Quoi! ce serait Henri!… mon neveu!… lui qui me doit tout!… Horreur!… Mais non, c’est insensé, vous vous trompez… Et pourquoi? dans quel but cette horrible machination?…
– Remarquez, je vous prie, que vous avez nommé vous-même M. d’Étioles… parce qu’en effet lui seul était à même de perpétrer une action aussi vile… Il vous doit tout, dites-vous?… Eh! monsieur, c’est peut-être bien à cause de cela…
Chez certaines natures spécialement pétries, le bienfait évoque la haine… et M. d’Étioles me fait l’effet d’être de ces natures-là!… Dans quel but il aurait agi?… je n’en sais rien, mais tenez pour certain que lui seul est l’instigateur de l’abominable complot dont vous seriez victime un jour ou l’autre… si je n’avais pensé qu’il était de mon devoir d’honnête homme de vous prévenir à temps.
– Non! non!… c’est impossible! Henri est incapable d’une pareille infamie!… Je ne doute ni de vos intentions ni de votre bonne foi… mais ce que vous me dites est si horrible, si monstrueux, que mon esprit se refuse à admettre une ingratitude aussi noire, une aussi odieuse perversité!
Et le financier, qui s’était levé, arpentait son cabinet avec une agitation fébrile.
De Bernis, qui l’observait attentivement, haussa les épaules et murmura:
– Incrédule!… Pensez-vous donc que je serais venu bénévolement jeter le trouble dans la conscience d’un galant homme vers qui je me sens attiré par une respectueuse sympathie… pensez-vous que je serais venu lancer à la légère une accusation aussi effroyable?…
– Avez-vous donc des preuves? demanda Tournehem avec vivacité.
– Positives, matérielles, non… morales, oui… et elles sont concluantes… Vous allez en juger vous-même: c’était l’avant-veille du jour où fut célébré le mariage de Mme d’Étioles. Un homme se présenta à l’hôtel de la lieutenance de police, demandant à parler à M. Berryer lui-même. M. Berryer étant absent, je reçus l’homme qui après bien des hésitations, sur l’assurance formelle que je lui donnai que le lieutenant de police me l’enverrait à moi, son secrétaire intime, se décida enfin à dévoiler l’objet de sa visite.
Cet homme me dit alors qu’il pouvait fournir les preuves de vols nombreux commis au préjudice du Trésor par un personnage haut placé, et qu’il se chargeait de livrer ces preuves si je donnais ma parole d’honneur de souscrire à certaines conditions qu’il me fit connaître et qui étaient les suivantes: l’homme avait en sa possession des papiers compromettant le personnage non encore désigné; il manquait à ces papiers la preuve décisive, irréfutable des vols dont on l’accusait… cette preuve, il se faisait fort de l’avoir sous trois jours…
Pour me prouver qu’il ne s’agissait pas d’une accusation vague, il s’offrait à me laisser les papiers qu’il possédait et à la lecture desquels je me convaincrais que son accusation était sérieuse et fondée, mais en échange je prenais l’engagement d’honneur d’attendre trois jours, de ne donner aucune suite à l’affaire jusqu’à ce que le délai qui m’était imposé fût expiré, enfin, de restituer purement et simplement les papiers confiés à ma probité au cas où, par extraordinaire, la preuve irréfutable qu’il espérait posséder dans un délai très rapproché venant à lui manquer, il viendrait lui-même me redemander ces papiers.
Si, au contraire, il m’apportait la preuve convoitée, je serais libre de garder le tout, de donner à l’affaire telle suite qu’elle comportait, à la condition unique de ne jamais dévoiler le nom du délateur.
Cette sorte de marché qu’on me proposait était expliqué par les considérations suivantes: l’homme qui me parlait était un pauvre diable obscur. Le personnage qu’il accusait était au contraire riche et puissant.
Si les preuves fournies étaient jugées insuffisantes, si le personnage se tirait indemne de l’aventure, lui le pauvre diable était perdu et serait impitoyablement broyé par son puissant adversaire… S’il réussissait, si le personnage était convaincu, condamné, exécuté, alors surgissait un autre danger pour l’homme…
Le personnage, en effet, avait une famille, des complices tout-puissants, qui même, en cas de condamnation du principal coupable, n’hésiteraient pas, dans un esprit de vengeance, à sacrifier impitoyablement le délateur… d’où nécessité pour lui de rester inconnu, dans une ombre prudente… En un mot, l’homme voulait bien dénoncer, mais sans risques pour sa personne…
C’était assez logique; je n’hésitai donc pas et engageai ma parole, souscrivant pleinement aux conditions qui m’étaient imposées et qu’en bonne justice j’étais forcé de reconnaître rigoureusement nécessaires à la sécurité personnelle du délateur.
De Bernis s’arrêta un instant, autant pour reprendre haleine que pour étudier l’effet produit par son récit sur M. de Tournehem qui écoutait avec une attention profonde et s’était rassis machinalement.
Satisfait sans doute de son examen, le secrétaire de Berryer puisa dans une élégante tabatière en or une prise de tabac qu’il huma avec une satisfaction manifeste, secoua d’un geste gracieux le jabot sur lequel nul grain n’était tombé, et reprit:
– Pendant qu’il parlait, j’observais l’homme très attentivement: il me parut sincère dans l’accomplissement de sa tâche répugnante. Mais j’ai le bonheur d’être doué d’une mémoire extraordinaire et il me semblait que j’avais déjà vu quelque part cet homme qui, pour des raisons que je n’avais pas à rechercher, accomplissait cette lâcheté qu’est une délation…
Où l’avais-je vu?… je ne pouvais arriver à préciser; pourtant cette physionomie ne m’était pas inconnue… L’homme parti, emportant ma parole, assez intrigué je me mis à parcourir les papiers qu’il m’avait laissés et je vis alors que le personnage mis en cause, c’était vous, monsieur de Tournehem.
– Et ces papiers étaient probants? interrogea le fermier royal qui haletait.
– Accablants, monsieur!… Il y avait là des preuves irréfutables en quantité plus que suffisante pour faire tomber votre tête… et je me demandai tout aussitôt quelle preuve autrement convaincante mon inconnu pouvait bien rechercher, quand je tenais là dans mes mains des pièces aussi terribles.
Mais à force de chercher pourquoi cet homme ne s’en tenait pas à ces papiers plus que suffisants, – je ne saurais trop vous le répéter, – à force de voir votre nom s’étaler au bas de pages dont la plus insignifiante pouvait tuer le signataire plus sûrement qu’un solide coup de poignard, le voile qui couvrait ma mémoire se déchira soudain et je reconnus le misérable qui venait de vous livrer…