Le médecin pendant ce temps grommelait à l’adresse de la jeune fille:
– Petite imprudente!… une foulure, ça peut être très grave, savez-vous?…
– Docteur! docteur! gémit la petite imprudente… aïe, que je souffre!… Je vous en prie, occupez-vous de madame!…
– Mais oui… tenez-vous en repos… je suis là, moi… sac à jujube!… Il ferait beau voir qu’un malade osât trépasser sans mon consentement… Ne vous agitez donc pas ainsi!…
Cependant les trois personnages étaient entrés et se trouvaient dans un couloir assez étroit.
– Où faut-il déposer mademoiselle? demanda le poète.
– Par ici, s’il vous plaît, répondit le médecin qui se dirigeait vers une porte.
Mais la blessée s’écria vivement:
– Non! non! pas ici, docteur… là-haut!… là-haut!… dans la chambre de madame!…
– Mais puisque je vous dis que je suis là, reprit le docteur, qu’il n’y a rien à craindre…
– N’importe! je veux être là… je veux voir… je vous en supplie, monsieur, montez-moi là-haut… dans la chambre de madame!…
– Ah! la petite entêtée, murmura le docteur en refermant la porte qu’il avait déjà ouverte. Allons, monsieur, reprit-il en s’adressant à Crébillon, je suis confus d’abuser ainsi… un tout petit étage… Ah! les femmes! les femmes!
– Oh! fit le poète dont le cœur battait violemment, car il sentait qu’il touchait au but. Oh! disposez de moi… je monterai où vous voudrez.
Arrivé au premier, le vieux médecin qui marchait le premier, ouvrit une porte et s’effaça pour laisser entrer Crébillon et son fardeau.
Le poète se trouvait dans une chambre à coucher faiblement éclairée par une veilleuse, car les volets étaient poussés et les rideaux tirés pour éviter que le jour n’incommodât la malade qui reposait là.
Le docteur approcha un fauteuil dans lequel Crébillon déposa la jeune carriériste qui répétait toujours stoïquement:
– Madame!… voyez madame!…
Mais le docteur, très calme, sans se presser, prit une chaise, la plaça devant la jeune fille, et malgré ses protestations ne consentit à s’occuper qu’après avoir déposé les jambes de la petite entêtée, comme il répétait sans cesse, allongées sur la chaise.
Alors seulement il s’approcha d’un grand lit et tira les rideaux.
Les yeux de Crébillon se portèrent de ce côté-là.
Dans le lit reposait une dame d’une cinquantaine d’années, pâle, défaite, les joues creuses, rigide. On eût juré un cadavre si un spasme léger qui soulevait de temps en temps la poitrine n’eût démontré que toute vie ne s’était pas encore retirée de ce corps amaigri.
Les yeux étaient fermés et des lèvres pincées s’échappait un mince filet de salive sanguinolente. La malade ne gémissait pas et paraissait être évanouie. Le vieux docteur souleva les lèvres: les dents, dessous, étaient nerveusement serrées.
Toujours très calme, méthodiquement, sans se presser, le docteur prit un instrument dans une trousse qu’il sortit de sa poche en même temps qu’un minuscule flacon, versa quelques gouttes dans une cuillère et, s’adressant au poète:
– Monsieur, dit-il, si j’osais…
– Dites, monsieur, je suis à vos ordres, répondit Crébillon, voyant qu’il hésitait.
– Voici, reprit le docteur, pendant que je vais desserrer les dents de la malade, auriez-vous l’extrême obligeance de verser les quelques gouttes que voici dans sa bouche.
– Mais très volontiers, répondit le poète qui s’approcha, prit la cuillère que lui tendait le docteur et se tint prêt à faire ce qu’on lui demandait, tout en songeant: Corbleu! j’ai fait fausse route!… c’était bien la peine de me donner tant de mal pour arriver à un résultat aussi piteux… Allons, décidément, il me faut rechercher et retrouver à tout prix ce chevalier d’Assas… puis que lui seul pourra me faire retrouver Jeanne.
Cependant la malade avait ingurgité les quelques gouttes que le poète avait introduites dans sa bouche. Elle eut un soubresaut violent, ouvrit et referma les yeux à plusieurs reprises, puis ses traits crispés se détendirent, les spasmes disparurent, la respiration s’égalisa et elle parut s’endormir doucement.
– Là! fit le docteur en se redressant, tout ira bien.
– Docteur, madame est sauvée, n’est-ce pas? interrogea anxieusement la soubrette.
– Ma foi, mon enfant, je ne réponds de rien; toutefois nous avons de grandes chances de nous en tirer. Maintenant, à nous deux, petite entêtée.
– Oh! docteur, il ne faudrait pas abuser de la complaisance de monsieur.
Et la gentille soubrette désignait Crébillon.
Celui-ci, fort déçu, furieux d’avoir trouvé une étrangère là où il s’attendait à voir Mme d’Étioles, ne demandait pas mieux que de partir, aussi saisit-il la balle au bond pour se retirer.
Le docteur cependant avait sonné et donnait l’ordre à un valet accouru de reconduire le poète déconfit, s’excusant de ne pas l’accompagner lui-même, la petite entêtée ayant besoin de soins immédiats.
Crébillon se retira donc, reconduit par le valet, non sans avoir reçu les remerciements du docteur et de la petite soubrette qui avait insisté pour que ce galant inconnu laissât son nom et son adresse, affirmant que son maître à son tour tiendrait à lui porter ses remerciements lui-même, car il avait, par son heureuse intervention, peut-être sauvé la vie de la malade qui était une parente très affectionnée.
Le poète rentra donc à son hôtellerie, où l’attendait Noé fidèle au poste, de fort méchante humeur, furieux d’avoir perdu un temps précieux à courir une piste illusoire, et se disant qu’il fallait maintenant retrouver à tout prix le chevalier d’Assas.
Deux jours après il recevait la visite d’un homme d’un certain âge, très simplement mis, de manières affables et très douces, qui, parlant avec un fort accent tudesque, se disait le maître de la maison des Réservoirs, lui annonçait que sa parente était hors de danger grâce à son aide généreuse, lui adressait de vifs remerciements, lui faisait force politesses, le priant de faire état de lui et de lui faire l’honneur de le venir visiter ainsi que sa parente, et se retirait enfin en lui laissant un nom barbare que le poète ne pouvait arriver à prononcer.
Et tout en rendant politesse pour politesse, Crébillon se disait:
– Que la peste m’étrangle si je remets jamais les pieds chez toi, Teuton de malheur!
Le poète était rancunier; il ne pardonnait pas à cet inconnu d’avoir perdu trois jours à surveiller inutilement sa maison, alors qu’il avait de si sérieuse besogne à accomplir.
Il était furieux aussi contre Noé qui avait sottement mêlé le rêve à la réalité, et furieux surtout contre lui-même qui avait accepté bénévolement, pour de bonnes réalités, les billevesées d’un ivrogne. Et il se disait pour s’excuser lui-même:
– Mais aussi, comment n’être pas frappé par des coïncidences aussi extraordinaires!
Pourtant, si le pauvre Crébillon avait connu toute la vérité, il eût été bien plus furieux encore… mais pour d’autres causes.
Cette vérité, nous la connaissons, nous, et nous allons la dévoiler au lecteur, s’il veut bien.
XII CE QUI SE PASSAIT DANS LA MAISON DES RÉSERVOIRS