Il advint que, le délire persistant malgré des soins énergiques et intelligents, Jeanne lui en apprit plus long dans ses divagations qu’il n’eût jamais osé espérer lui en faire dire si elle eût eu sa raison.
La malheureuse ne cessait de parler du roi, et son amour vibrant et sincère s’exhalait en plaintes déchirantes. Et cette passion débordante était si pure, si dégagée de tout sentiment mesquin, si ardemment dévouée que M. Jacques se sentait pris d’une respectueuse admiration pour sa victime et frémissait en recueillant avidement les pensées les plus intimes de cette âme douloureuse et aimante que la fièvre arrachait à ce corps gracile et tant joli.
Son respect et son admiration allaient à ce sentiment si pur et si désintéressé, tandis que ses craintes s’éveillaient sourdement, car il connaissait trop le cœur humain pour ne pas pressentir quels miracles un tel amour était capable d’accomplir; il connaissait trop le roi pour ne pas sentir quelle flamme superbe une passion aussi ardente et communicative était susceptible d’allumer dans le cœur léger et foncièrement égoïste de Louis.
En effet, si on se rappelle avec quelle facilité Louis XV s’était laissé prendre à une comédie habilement jouée par cette comédienne incomparable qu’était la comtesse du Barry, qui avait su simuler des sentiments qui chatouillaient délicatement l’amour-propre de ce caractère personnel mais timide, impertinent mais faible… si on songe que le roi était d’une ténacité rare dans ses habitudes qui lui tenaient lieu d’affections, on comprendra que le danger le plus grave résidait tout entier dans cet amour, capable par sa sincérité de faire une impression profonde sur l’esprit du roi et de faire pénétrer dans son cœur sec et hautain des sentiments inconnus jusque-là et susceptibles de s’élever au niveau de cette passion.
De toutes ces considérations il ressortait pour M. Jacques qu’il fallait à tout prix laisser tout le monde dans l’ignorance de la retraite de Mme d’Étioles et cacher non moins soigneusement l’état alarmant de sa santé.
Qu’un hasard malencontreux apprit à un de ses amis le lieu de cette retraite, que cet ami, à son tour, apprit au roi que celle qu’il croyait traîtresse et parjure se mourait d’amour pour lui, et le roi, immensément flatté de cette preuve d’amour évidente, les yeux enfin dessillés, accourait aussitôt, était obligé de se rendre à l’évidence.
Il serait impossible alors de lui faire croire que la pauvre créature qu’il voyait, là, si douloureusement frappée de son abandon, pouvait être infidèle et traîtresse.
L’odieuse calomnie qui consistait à faire de Jeanne la maîtresse du chevalier d’Assas, habilement entretenue dans l’esprit de Louis par tout un monde de complices volontaires ou inconscients, tombait d’elle-même devant la matérialité des faits. Avec elle tombait aussi la jalousie aveugle et féroce qui avait poussé et maintenu, plus que tout autre sentiment, le roi dans les bras de la comtesse du Barry… et c’en était fait des plans si laborieusement échafaudés, tout croulait… Et Mme d’Étioles sortait alors de cette lutte souterraine triomphante et toute puissante… Et couverte par l’affection sincère du roi, elle échappait à toute tentative ultérieure… était placée si haut que les coups ne la pouvaient plus atteindre.
Il fallait donc louvoyer prudemment jusqu’au rétablissement complet de la malade, qui ne serait, alors, plus à craindre.
D’abord, parce que, d’ici là, le roi aurait eu le temps de changer sa liaison éphémère avec la comtesse du Barry en une habitude déjà assez profondément enracinée pour que cette habitude lui tînt lieu d’affection et qu’un changement répugnât à sa nature indolente et quelque peu bourgeoise…
Ensuite, parce que, rétablie, Mme d’Étioles perdait le meilleur de son prestige et de son charme et qu’on s’arrangerait alors de manière à fournir au roi des preuves de sa liaison avec d’Assas, tellement irréfutables qu’elle serait sûrement et infailliblement battue d’avance et qu’il lui serait impossible d’approcher le roi, d’essayer de le convaincre.
Voilà pourquoi, un meurtre inutile répugnant à sa nature, raffinée et délicate par certains côtés, M. Jacques avait ordonné qu’on donnât à la malade les soins les plus minutieux et les plus vigilants. Voilà pourquoi aussi il avait recommandé les précautions les plus grandes pour que nul ne soupçonnât la présence de Mme d’Étioles, gravement malade, dans la mystérieuse demeure de la ruelle aux Réservoirs.
Mais si Jeanne, dans son délire, avait mis son âme à nu en ce qui concernait son amour pour le roi, elle avait donné aussi des indications précieuses à son ennemi qui en avait habilement profité et avait tout aussitôt dressé ses batteries en conséquence.
C’est ainsi qu’elle avait parlé de son père, M. de Tournehem, de d’Étioles, de Damiens, qui l’effrayait sans qu’elle sût trop pourquoi, de bien d’autres…
La fièvre lui avait donné une sorte de divination de tout ce qui se machinait contre le roi et elle avait parlé sans cesse, apportant la lumière sur bien des points restés obscurs dans l’esprit de M. Jacques, lui forgeant des armes qui devaient se retourner contre elle.
C’était elle qui avait éclairé d’un jour brutal les agissements de d’Étioles et mis ainsi en garde l’esprit toujours aux aguets de M. Jacques qui, jusqu’à ce jour, n’avait fait que soupçonner le sous-fermier et qui, sans elle, allait commettre la faute de dédaigner cet adversaire qui, maintenant, lui apparaissait comme redoutable et digne de retenir toute son attention.
C’était elle encore qui avait raconté dans tous ses moindres détails à la suite de quelle effroyable pression elle avait dû consentir à ce mariage qui lui répugnait; elle, toujours, qui avait dit l’horrible machination ourdie par son misérable cousin contre son oncle, son père à elle.
Nous avons vu, dans un précédent chapitre, comment M. Jacques avait mis à profit ces révélations importantes et qu’il avait dépêché de Bernis auprès de M. de Tournehem sans perdre de temps.
De Bernis avait fait au père de Jeanne un récit où il entrait autant de fiction que de réalité, et il avait habilement réussi à capter la confiance du financier et à faire de ce galant homme un espion inconscient attaché à la personne de d’Étioles.
Par Tournehem, de Bernis était assuré de connaître les moindres actions du mari de Jeanne, M. Jacques ayant un intérêt capital à être renseigné sur les actes de ce personnage qu’il savait, maintenant, capable de se jeter à la traverse de ses projets et de lui occasionner des tracas qu’il jugeait plus prudent de prévenir.
C’était sur ces entrefaites que le valet Lubin et le comte du Barry, accompagnant le docteur mandé en toute hâte auprès de Mme d’Étioles, avaient commis l’imprudence d’échanger sur le pas de la porte les quelques paroles surprises par Noé dans son ivresse.
Le vicomte d’Apremont, ou, pour lui laisser le nom qu’il tenait à garder lui-même, Lubin, s’était oublié, dans un accès de mauvaise humeur, jusqu’à prononcer des noms propres. Or, par fatalité, le malheur voulait qu’un ivrogne se fût trouvé dans cette ruelle, où ne passaient pas dix personnes dans la journée, juste à point nommé pour surprendre une conversation qui n’aurait jamais dû être tenue dans cet endroit et cela juste au moment où le maître venait de recommander la plus grande prudence, la plus étroite vigilance autour de Mme d’Étioles. C’était vraiment jouer de malheur!