Longtemps elle resta ainsi à dresser des plans qu’elle détruisait à mesure, pleurant des larmes brûlantes sans qu’elle eût pu dire si c’était la douleur ou la honte qui la faisait ainsi pleurer.
Soudain, son œil se fixa sur les cartons à dessins placés sur un meuble ad hoc.
La vue de ces cartons lui rappela le portrait du chevalier qu’elle avait dessiné de mémoire et, du même coup, elle se souvint aussi des paroles de M. Jacques lui suggérant l’idée d’attribuer ce dessin à Mme d’Étioles pour achever de la perdre dans l’esprit du roi.
Elle se leva, prit le portrait du chevalier ainsi que le carton contenant les dessins de Jeanne, se mit à étudier le monogramme, très simple du reste, qui se dissimulait en un coin de page de quelques-uns de ces dessins.
Jusqu’à ce jour elle avait hésité à montrer au roi ces dessins et ce portrait, ainsi qu’on le lui avait conseillé, non qu’elle voulût épargner Mme d’Étioles, non que ce moyen lui répugnât, mais simplement parce que la crainte que le roi ne fit retomber sa colère sur la tête du modèle autant que sur celle du peintre l’avait arrêtée.
Maintenant elle revenait à ce moyen à portée de sa main et se disait qu’elle n’avait qu’à imiter un J semblable à ceux qu’elle avait sous les yeux, mettre carton et portrait sous les yeux du roi, exciter la jalousie jusqu’à la fureur et qu’avant peu, grâce à ce stratagème, elle serait probablement vengée des dédains de d’Assas, débarrassée à tout jamais de cette petite d’Étioles maudite.
Oui, c’était très simple et très facile…
Pourtant elle hésitait…
Signerait-elle?… ne signerait-elle pas?
Voilà la question qu’elle se posait en contemplant tour à tour le portrait du chevalier et la signature de sa rivale.
Elle ne savait à quel parti se résoudre et serait restée sans doute longtemps encore indécise si Nicole n’était entrée soudain pour dire:
– Madame, c’est le même petit bourgeois de l’autre jour qui sollicite l’honneur d’être reçu.
M. Jacques!… C’était M. Jacques!… Que venait faire ce démon à cette minute suprême?
Telle était la question qu’elle se posait.
Si elle consignait sa porte?…
Mais non, c’était impossible… il serait entré quand même.
Elle se résigna passivement, fit signe d’introduire. Seulement, cette fois, elle ne songea pas un instant à dissimuler le portrait de d’Assas qu’elle avait à la main et qu’elle garda ostensiblement, comme par bravade.
M. Jacques fit donc son entrée, en jouant le rôle de bon commerçant qu’il s’était assigné lui-même, avec sa prudence accoutumée.
Puis, lorsqu’il se fut assuré que nulle oreille indiscrète n’était à portée de sa voix, il dit de son petit air doucereux et paterneclass="underline"
– Eh bien, mon enfant, avez-vous satisfait votre désir?… êtes-vous sortie, ces jours-ci, comme vous en brûliez d’envie?
Ce disant, il observait attentivement la jeune femme, comme si la réponse qu’elle allait faire eût eu une grand importance à ses yeux.
Celle-ci, dans la crise effrayante qu’elle subissait, ne songea nullement à mentir, et, d’un geste las de la tête, elle fit signe que oui.
Cette réponse, l’air morne et accablé de Juliette, ses yeux encore bouffis de larmes, tout cela avait sans doute un motif secret d’être du goût de M. Jacques, car il eut, à son tour, un geste de satisfaction, sans qu’il fût possible de dire si cette satisfaction provenait de l’état lamentable où il la voyait, et qui était sans doute conforme à ses désirs, ou, tout simplement, s’appliquait à la réponse elle-même.
Hochant doucement la tête, puisant, par contenance, de nombreuses prises dans sa tabatière qu’il ouvrait et refermait d’un geste machinal, il reprit, toujours avec douceur:
– Le comte du Barry a reçu l’ordre de vous présenter à la cour. Cette présentation aura lieu incessamment… le roi vous en parlera sans doute lui-même cette nuit. Vous voilà enfin assurée du triomphe définitif…
Vous allez sortir de cette prison qui vous pesait tant; vous allez être libre, riche, puissante; vous régnerez en souveraine sur cette cour, la plus brillante de l’Europe… Vous touchez enfin à la réalisation de vos rêves, mon enfant, et ce résultat éblouissant vous le devez à votre intelligence, à votre énergie et surtout à la patience que je n’ai cessé de vous prêcher…
Vous voyez que tout vient à point à qui sait attendre et que j’aurai tenu plus que je n’avais promis… Vous allez donc être heureuse… comme vous l’entendez.
La comtesse eut un éclair de joie, mais ce fut tout.
Elle resta muette, indifférente en apparence à cette nouvelle qui, un jour plus tôt, l’eût transportée de joie.
Il était impossible de ne pas paraître frappé de cet accablement et de cette indifférence; M. Jacques le comprit et dit avec sollicitude:
– Mais qu’avez-vous donc, mon enfant? Vous paraissez triste, soucieuse; cette nouvelle que je vous apporte semble vous laisser indifférente… Seriez-vous malade?… Vous serait-il arrivé quelque chose?…
– En effet, répondit tristement Juliette, il m’est arrivé un malheur… un très grand malheur…
– Ah! mon Dieu! fit M. Jacques avec une indifférence parfaite, est-ce que votre petite sœur?… Juliette fit non, de la tête.
– Bon, reprit l’énigmatique personnage avec flegme, je vois ce que c’est, alors. Vous êtes sortie, m’avez-vous dit; vous êtes allée voir d’Assas… le petit chevalier s’est montré intraitable… il vous a chassée, peut-être… c’était prévu, mon enfant… Vous êtes encore sous le coup des émotions diverses par où vous a fait passer ce petit officier sans fortune: honte, douleur, révolte, colère, jalousie, haine… que sais-je encore?… Cela se calmera, mon enfant.
Pendant que M. Jacques parlait ainsi en adoucissant le plus qu’il pouvait son regard et son sourire, la comtesse le regardait d’un œil hagard et, bouche bée, muette de saisissement, hébétée, stupide d’étonnement et de terreur, elle restait pétrifiée, semblable à la statue de la stupéfaction.
Et dans son cerveau qui, sous les coups violents et répétés dont il était accablé depuis le matin, lui semblait prêt à éclater, une crainte superstitieuse se glissait sournoisement, s’étalait, s’emparait de toutes ses facultés mentales près de sombrer.
En même temps, à son oreille retentissait encore, en imagination, la voix de du Barry disant, avec une nuance de respect et de terreur frappante chez cet homme qui ne respectait rien et ne reculait devant rien:
– Il sait tout… Il voit tout… Il entend tout…
Et, comme s’il eût deviné précisément ce qui se passait dans cette tête exaspérée par la violence des passions, M. Jacques, de sa voix douce et autoritaire à la fois, disait justement au même instant:
– Cela vous surprend que je sache une chose que vous croyiez si bien cachée?… Mais dites-vous bien, mon enfant, que je sais tout, je vois tout, j’entends tout.
Ces paroles, tombant à cet instant précis, furent comme le coup de grâce, l’assommoir définitif qui la lui livra docile, vaincue, incapable de tenter l’ombre d’une résistance; et il le comprit bien, car il reprit en donnant une inflexion plus douce à sa voix: