– Allons! cherchons cet introuvable d’Assas!
Une fois dehors, machinalement il prit une fois encore son chemin de prédilection et bientôt fut à proximité de la hutte qu’il avait adoptée pour y cuver à l’aise son vin.
Mais au lieu d’y entrer directement, il pénétra sous bois et s’approcha, en prenant toutes sortes de précautions, d’une petite clairière où l’on apercevait au loin les derrières du château.
Attachés à un arbre, broutant paisiblement, étaient deux chevaux tout sellés, deux bêtes superbes, et pas de gardien, visible du moins. L’une de ces deux bêtes avait le portemanteau de voyage, des fontes garnies et une solide rapière pendue à l’arçon de la selle.
La vue de ces deux magnifiques bêtes parut plonger notre ivrogne dans une perplexité profonde.
Il se laissa choir doucement sur le gazon, masqué par un gros tronc d’arbre, sortit sa tabatière et se bourra frénétiquement et coup sur coup le nez de tabac à priser, ce qui était chez lui l’indice de réflexions graves et soutenues, et il murmura tout en fixant les deux chevaux avec des yeux arrondis par la curiosité:
– C’est bizarre!… les chevaux sont là… et personne pour les garder… C’est bizarre!!!
Et dans sa faible cervelle, affaiblie encore par les fumées de l’ivresse, la présence de ces deux bêtes, banale en somme, prenait les proportions d’un événement mystérieux qui retenait son attention et le clouait sur place, uniquement occupé à regarder avec des yeux ahuris, ayant l’air de réfléchir profondément et… ne pensant à rien.
Et, sans songer à dormir, pendant des heures il resta assis à la place même où il s’était laissé choir, retenant son souffle et répétant de temps en temps, avec un ahurissement intense:
– C’est bizarre!…
Cependant la nuit venait insensiblement et Noé ne s’en apercevait pas, dévorant toujours des yeux les deux bêtes paisibles.
Soudain, il tressaillit.
Un homme en livrée très simple et de nuance indécise s’était approché avec précaution des deux chevaux, les avait détachés et, les prenant par la bride, les emmenait en prenant toutes sortes de précautions pour étouffer le bruit de leurs pas et éviter un hennissement.
Comme s’il eût été mû par un ressort, Noé se leva et suivit à son tour, de plus en plus intrigué.
L’homme, à l’entrée du bois, attacha de nouveau les deux bêtes et sortit de son abri, se dirigeant vers le château, courbé en deux, rasant le sol pour ainsi dire, s’efforçant d’avancer sans attirer l’attention et, le nez en l’air, paraissant regarder attentivement quelque chose de très intéressant qui se passait dans les nuages.
Sa curiosité excitée au plus haut point, sans hésiter Noé le suivit de loin, en marmottant à part lui:
– Tiens! ce n’est pas un voleur puisqu’il laisse les chevaux… alors, qu’est-ce que c’est?… Que diantre regarde-t-il ainsi en l’air?… Je ne vois rien, moi.
Noé, en effet, regardait attentivement en l’air de son côté; mais, comme la nuit était venue, il n’apercevait rien, si ce n’est comme une sorte de grande aile blanche qui paraissait planer et s’agiter là-bas, au loin, sur le toit du château.
– Je ne pense pas que ce soit cette voile qu’il regarde ainsi, pensait Noé; elle n’a rien d’extraordinaire, cette voile… du moins je ne vois rien, moi… Tiens!… tiens!… qu’est-ce cela?… Oh! comme c’est bizarre!!!…
Voici ce qui motivait les exclamations de l’ivrogne:
En approchant du château, malgré la nuit qui s’épaississait, Noé remarquait que la voile, comme il disait, était accrochée au haut d’une perche.
Comme si elle eût été portée par un être invisible, la perche, ayant sa voile à son sommet, s’était trouvée soudain plantée à l’extrême bord du toit.
Alors Noé, renversé de stupéfaction, se frottant les yeux, se demandant s’il rêvait ou veillait, avait vu, avait cru voir un homme, un être mystérieux se dresser debout au bord du toit, lever les bras au ciel et, soudain, la voile détachée, tomber, descendre, doucement, obliquement, en pente très sensible, emportant avec elle ce fantôme, cet être, cet homme qui planait, volait comme un oiseau.
Et à ce moment précis, comme si c’eût été là ce qu’il attendait, le valet, se redressait et courait au-devant de cette voile blanche qui descendait rapidement… semblait venir à sa rencontre.
Et de plus en plus stupide d’un étonnement auquel se mêlait une sorte de terreur superstitieuse, comme poussé par une force supérieure, Noé se redressait à son tour et, sans plus songer à se cacher, se lançait, lui aussi, et derrière le valet, à la rencontre de cette fantasmagorique apparition.
Car il n’y avait plus de doute possible maintenant.
La voile, la machine extraordinaire s’approchait de plus en plus. Noé distinguait nettement un corps humain suspendu à des cordes au-dessous de cette chose étrange, inimaginable… qui volait.
Après le départ de la comtesse du Barry, d’Assas, avons-nous dit, était monté sur la terrasse réservée aux prisonniers et s’était mis résolument à l’œuvre.
Il y avait, sur cette terrasse, préparées d’avance, une perche solide, longue de deux mètres environ, quatre traverses de bois sur lesquelles était solidement appliqué un drap de lit; plus, de grosses cordes de différentes longueurs.
En un clin d’œil le chevalier attacha solidement les quatre cordes aux quatre angles de ce bizarre appareil et les réunit autour d’un fort piquet.
Ceci fait, il fixa son engin au sommet de la perche au moyen d’une corde assez forte pour supporter le tout, assez faible pour être aisément cassée grâce à une secousse énergiquement appliquée, et assujettit la perche au bord de la balustrade de la terrasse.
La machine, ainsi suspendue au-dessus du vide, affectait la forme d’un trapèze, et la longueur inégale des cordes qui pendaient, supportant le piquet court et gros, lui imprimait une légère inclinaison vers la terre.
Lorsque tout fut prêt à son idée, d’Assas monta résolument debout sur la balustrade, le dos tourné au vide; il saisit à deux mains le piquet qui pendait, brisa d’une violente saccade la corde qui maintenant l’appareil au haut de la perche, en même temps que d’un solide coup de pied il s’écartait de la muraille, et se laissa tomber en arrière, suspendu à ce fragile appareil par la force des poignets, en murmurant, à cette minute suprême, un mot, un nom:
– Jeanne!…
La machine fila d’abord très rapidement en suivant une inclinaison très sensible qui l’éloignait de plus en plus du château.
Puis le centre de gravité se fixa, elle acquit une sorte de stabilité, plana pendant quelques secondes et, enfin, reprenant son mouvement de descente avec lenteur, conservant toujours une pente inclinée de plus en plus accentuée, alla toucher terre assez loin du château.
Tel était l’appareil dont le plan lui avait été donné par Saint-Germain, et grâce auquel le chevalier put recouvrer fort à propos, et au moment où il était le plus menacé, une liberté qui lui était si nécessaire pour protéger celle qu’il aimait.
Cependant le valet s’était précipité au-devant de la machine volante et arrivait à temps pour saisir le chevalier et l’aider à se débarrasser de son appareil qui menaçait de lui tomber dessus.