– Bien! bien!… puisque vous êtes décidé, moi aussi, je le suis… on ne meurt qu’une fois, après tout… Et puis, qui sait, peut-être passeront-ils sans faire attention à nous?
– Ah! vous êtes un brave homme et un brave… Monsieur de Crébillon, c’est désormais, entre nous, à la vie, à la mort, répondit d’Assas en serrant énergiquement la main du poète, qui, pour cacher son émotion, bougonna:
– Des sornettes!… Ce que je fais pour vous, vous le feriez pour moi… alors?… Corbleu! si les cheveux blanchissent, le cœur est toujours jeune…
Cependant ils allongeaient le pas et le galop derrière eux se rapprochait de plus en plus.
En se retournant, ils virent les soldats qui les poursuivaient.
– Ils sont une vingtaine, dit d’Assas en souriant, ce sera dur.
Et tout en continuant d’avancer en s’abritant le plus possible derrière les troncs d’arbres, il tira son épée et prit un pistolet.
La troupe s’approchait de plus en plus.
Les soldats tenaient le milieu de la route; les deux fugitifs longeaient le mur d’une propriété qui devait être assez importante, à en juger par la longueur de ce mur; mais si les soldats, à découvert, étaient parfaitement visibles, eux, heureusement, sous les arbres, ne pouvaient pas être aperçus, et si, au lieu de ce diable de mur, il y avait eu là un fossé, en se couchant au fond ils auraient eu des chances de passer inaperçus.
Malheureusement il n’y avait rien à espérer et la troupe était maintenant à cinquante mètres derrière eux.
– Attention, murmura d’Assas, c’est le moment… ils vont nous voir!…
Ils se trouvaient à ce moment à deux pas d’une porte percée dans le mur de la propriété qu’ils longeaient. Or, comme ils arrivaient devant cette porte, elle s’ouvrit soudain et un jardinier, attiré sans doute par le bruit de cette cavalcade, montra dans l’entrebâillement se face curieuse.
Rapide comme l’éclair, Crébillon saisit d’Assas par le bras, le tira, repoussa le jardinier ahuri dans l’intérieur et referma vivement la porte.
Il était temps: quelques secondes plus tard la cavalcade passait à fond de train devant la porte, lancée à la poursuite du carrosse qui lui avait été signalé.
Pendant ce temps les deux fugitifs surveillaient de très près le jardinier dans la crainte qu’un cri poussé par lui n’attirât l’attention des soldats.
Mais le brave homme avait été trop saisi par la soudaineté de cette irruption, et en outre Crébillon avait achevé de l’anéantir en lui disant sur un ton menaçant:
– Si tu dis un mot, je te tue!
En sorte que, lorsqu’il retrouva ses esprits et l’usage de sa langue que la surprise et la terreur avaient collée à son palais, la troupe était déjà loin et tout danger était momentanément écarté.
Crébillon alors épongea son front ruisselant de sueur pendant que d’Assas remettait son épée au fourreau avec un calme parfait et comme si rien d’anormal ne s’était passé.
– Ouf! fit le poète en respirant à pleins poumons, il était temps!… Corbleu! j’aime mieux que la chose ait tourné ainsi, car je crois bien que vous alliez faire des bêtises… et moi aussi…
– Bêtises ou non, répondit d’Assas, j’étais bien décidé à ne pas me rendre.
– Je l’ai, pardieu! bien vu, répondit le poète qui ajouta: Mais voilà un homme dont la curiosité est arrivée juste à point pour nous tirer d’un bien mauvais pas.
– C’est parfaitement juste, dit le chevalier, et m’est avis que cela vaut bien une récompense.
Ce disant, d’Assas sortit sa bourse et la tendit au jardinier, en lui disant:
– Mon brave homme, prenez ceci et ne craignez rien: nous ne sommes pas des malfaiteurs.
Le premier mouvement du jardinier fut d’allonger la main pour prendre la bourse qu’on lui tendait et qui lui tirait l’œil.
Mais une réflexion vint sans doute arrêter ce premier mouvement, car il repoussa la bourse et dit d’un ton agressif:
– Je n’ai que faire de votre argent…
– Vous avez tort de refuser, mon ami, fit tranquillement le poète; cet argent que nous vous offrons n’est que la juste récompense du service que vous nous avez rendu en ouvrant cette porte si fort à propos.
– Je ne vous ai point rendu de service et n’ai point de récompense à accepter par conséquent… je ne vous connais point… vous vous êtes introduit ici par surprise et il pourrait vous en cuire… Vous ne savez pas où vous êtes… Allez-vous-en, c’est tout ce que je demande… je ne voudrais point perdre ma place pour vous… partez…
Le ton du jardinier était de plus en plus agressif et il élevait la voix, tout en essayant d’écarter les deux hommes placés devant la porte.
En entendant la réponse de ce farouche gardien, d’Assas, dont la patience n’était pas la qualité dominante, avait esquissé un geste de menace et ouvrait déjà la bouche pour le tancer vertement, lorsque Crébillon, le devançant, répondit avec son inaltérable douceur:
– Partir?… Mais nous ne demandons que cela!… Seulement, vous comprenez, nous avons des raisons particulières de couper au plus court… Il doit y avoir ici une autre sortie que celle-là… Conduisez-nous donc et vous serez débarrassé de notre présence.
– Ouais!… comme vous y allez!… Pensez-vous que je vais vous faire entrer dans la maison?… C’est pour le coup que je serais sûrement chassé!
D’Assas et Crébillon se trouvaient dans un jardin assez vaste et qui pouvait même passer pour un petit parc, tant il était habilement distribué et merveilleusement entretenu, et ils apercevaient au loin, à travers les arbres, un pavillon fort coquet, quoique de dimensions modestes.
Tout cela leur dénotait que le hasard les avait fait entrer dans la propriété de quelque riche seigneur.
Mais Crébillon réfléchissait et se disait que si son plan réussissait, si d’Étioles et le valet Jean jouaient bien leurs rôles respectifs, la troupe lancée à leur poursuite ne tarderait pas à repasser devant la petite porte pour regagner la route de Paris.
Sortir par là en ce moment, c’était s’exposer bénévolement à un danger auquel ils venaient d’échapper par miracle, et le poète, qui ne manquait pas de prudence, se souciait médiocrement d’aller se jeter étourdiment entre les jambes des chevaux de ceux qui les poursuivaient.
Non que le brave poète craignît quelque chose pour lui personnellement.
Ce n’était pas à lui qu’on en avait, il le savait pertinemment.
Mais il craignait par-dessus tout une rencontre qu’il estimait fâcheuse pour d’Assas qu’il voyait décidé aux pires extrémités plutôt que de se laisser reprendre.
Aussi tous ses efforts tendaient-ils à éviter à son jeune ami cette rencontre qui pouvait avoir des conséquences terribles pour tous les deux, car il était fermement résolu à ne pas abandonner le chevalier, quoi qu’il pût advenir.
Voilà pourquoi il discutait avec le jardinier en poursuivant un double but qui était soit d’obtenir le passage libre par un chemin qui le mettait hors de la route suivie par les soldats, soit de gagner du temps sur place jusqu’à ce que la troupe ayant repassé, ils pussent sortir sans risques sur ses derrières.