Voilà pourquoi aussi, devinant l’énervement de d’Assas, il lui avait fait signe de le laisser arranger seul cette affaire et de contenir son impatience.
Aussi ce fut avec le même calme et la même urbanité qu’il répondit:
– Je vois bien que nous sommes ici chez un riche seigneur et même ce petit parc est admirablement entretenu… Si c’est là votre ouvrage, je vous en félicite… Mais nous sommes gens de qualité, mon brave homme, et si riche que soit votre maître, il ne refusera pas, j’en suis sûr, de venir en aide à deux honnêtes gentilshommes.
– Mon maître est plus puissant encore qu’il n’est riche… on ne le dérange pas ainsi… d’ailleurs il est absent… et c’est fort heureux pour vous, car il n’est point de ces seigneurs qui peuvent tendre la main à ceux qui, comme vous, évitent avec tant de soin les soldats du roi…
– Drôle!… éclata d’Assas, va dire à ton maître, si puissant qu’il soit, que deux gentilshommes désirent avoir l’honneur de l’entretenir un instant.
– Si vous saviez chez qui vous êtes, mon gentilhomme, je vous jure que vous ne demanderiez pas à voir le maître de cette maison et que vous fuiriez séance tenante.
– Ah çà! où sommes-nous donc ici?… demanda d’Assas en examinant attentivement les lieux.
– Vous êtes chez… tenez, partez, messieurs, partez vite, c’est ce que vous avez de mieux à faire… Allez-vous-en, ou, morbleu! j’appelle et nous verrons bien alors si…
– Ah çà! Gaspard, qu’y a-t-il donc?… Après qui en avez-vous ainsi?…
Ces deux questions, venant interrompre le fidèle jardinier au moment où il allait s’emporter à son tour, paraissaient venir d’une allée proche et, bien qu’on ne pût voir encore – car c’était une voix féminine qui venait de se faire entendre – qui les avait proférées, le jardinier ôta précipitamment son large chapeau et dit avec respect:
– Madame!…
Au même instant, au tournant de l’allée, apparut une femme d’une incomparable beauté rehaussée savamment par un somptueux déshabillé de soie rose, enrichi de merveilleuses dentelles. Elle s’approchait avec une majestueuse lenteur, juchée sur les hauts talons rouges de mignons souliers de satin rose, et s’appuyant nonchalamment sur une magnifique canne à pomme d’or sertie de brillants et enguirlandée d’un flot de rubans roses comme sa toilette.
C’était là, sous ces arbres, une apparition de charme et de beauté, d’une grâce et d’une poésie qui eussent inspiré un peintre génial.
Pourtant, cette suave et vaporeuse apparition produisit sur d’Assas l’effet d’une Méduse.
Il saisit la main de Crébillon, et, la lui serrant nerveusement, il laissa tomber un nom qui produisit une violente impression sur le poète, car il marmotta entre haut et bas, en coulant un regard de côté sur le jardinier figé dans sa pose respectueuse:
– Ah! diable… je commence à croire que Gaspard, puisque Gaspard il y a, avait raison… Nous aurions mieux fait de l’écouter et de tirer au large… quitte à en découdre avec messieurs de la maréchaussée!…
Cependant la femme s’approchait et répétait sa question d’une voix grave et douce:
– Qu’y a-t-il donc?…
Mais alors elle se trouva en face des deux intrus: elle devint pâle comme une morte et s’arrêta pétrifiée, s’appuyant des deux mains sur la haute canne, en proie à une émotion tellement violente que ses jambes chancelaient et qu’il sembla à Crébillon qu’elle allait défaillir.
Et cette femme, c’était la comtesse du Barry!
Ce parc miniature, ce pavillon coquet, c’était la petite maison du roi.
La fatalité avait voulu que d’Assas, poursuivi par les soldats du roi, sur l’ordre direct du roi sans aucun doute, trouvât un abri momentané dans la galante retraite du roi et se trouva ainsi pris au moment précis où il se croyait hors d’atteinte et face à face avec celle qu’il considérait comme une mortelle ennemie et qui sans doute allait le livrer.
Que faire en cette occurrence?… Se résigner.
C’est ce que faisait d’Assas, le désespoir dans l’âme, car pour lui la comtesse était une femme malgré tout, et l’idée ne lui venait même pas d’user de violences envers un être faible.
Le trouble visible de la comtesse ne leur échappa point. Il sembla même à Crébillon, qui l’étudiait plus attentivement et plus froidement que d’Assas, qu’elle avait les yeux rouges comme si elle avait pleuré.
Seul le jardinier, Gaspard, ne remarqua rien et, uniquement préoccupé de dégager sa responsabilité à la question qui lui était posée par celle qui, pour le moment, était pour lui la maîtresse de ces lieux, il répondit avec volubilité et avec une profusion de détails sur l’intrusion de ces deux étrangers qui refusaient de se retirer et émettaient la prétention de voir et de parler au maître de céans.
Le récit détaillé du serviteur donna à la comtesse le temps de se ressaisir.
Elle n’avait d’ailleurs, de tout ce fatras d’explications, retenu qu’une chose: c’est que le chevalier paraissait fuir et s’était momentanément réfugié dans ce jardin.
Mais comment se trouvait-il libre au moment même où, grâce à la scène qu’elle avait habilement jouée la veille au roi, elle était sûre que celui-ci avait dû donner l’ordre de faire transférer le prisonnier à la Bastille?
Comment se trouvait-il là, chez elle, devant elle, poursuivi, à ce qu’elle avait pu comprendre, mais, somme toute, libre pour le moment?
Telles étaient les questions qu’elle se posait sans pouvoir les résoudre.
Le jardinier avait achevé son récit et attendait respectueusement les ordres de sa maîtresse.
Les deux intrus n’avaient pas dit un mot, fait un geste.
Eux aussi attendaient évidemment la décision qu’allait prendre la jeune femme, pour régler leur attitude.
La comtesse se décida et dit avec douceur:
– C’est bien, Gaspard, vous avez fait votre devoir, je suis contente de vous… vous pouvez vous retirer… et puisque ces messieurs désiraient parler au maître de céans, en son absence, ils voudront peut-être bien me dire à moi ce qu’ils avaient à dire… Allez!…
Le jardinier se courba en deux et se retira à reculons en murmurant un:
– Madame est trop bonne!…
Juliette attendit qu’il se fût complètement éloigné et, lorsqu’elle se fut assurée qu’il avait disparu, elle se tourna vers les deux hommes qui attendaient toujours, et contempla longuement d’Assas sans paraître remarquer son compagnon et sans dire un mot.
Instinctivement d’Assas avait pris une pose hautaine, et les bras croisés sur la poitrine, l’œil fixé sur son ennemie, une moue dédaigneuse aux lèvres, il semblait dire:
– Qu’attendez-vous pour me livrer?…
Crébillon, lui, était en apparence parfaitement calme et froid; seulement ses petits yeux, où pétillaient une lueur malicieuse, ne perdaient pas de vue les traits fatigués et décomposés de la jeune femme, et se reportaient de temps en temps avec une pointe d’ironie moqueuse sur son jeune compagnon.
Et le poète, qui était un profond observateur et dont l’esprit inquiet était toujours en éveil, se disait intérieurement avec une satisfaction manifeste:
– Voilà donc l’ennemie mortelle de cette pauvre Jeanne et de ce joli garçon… Mordieu; la splendide créature! et si j’avais seulement vingt ans de moins, je donnerais beaucoup pour être regardé par elle comme elle regarde en ce moment ce grand dadais de chevalier qui me fait l’effet, en amour, de ne voir pas plus loin que le bout de son nez… Ah! les jeunes gens d’aujourd’hui!… nous valions mieux que cela de mon temps… Enfin, cette cruelle ennemie ne nous a pas encore livrés… c’est étrange!… et même, Dieu me damne! elle a évité de prononcer le nom du chevalier devant le farouche Gaspard qui nous a rendu un fieffé service… Que la peste l’étrangle… est-ce que?…