– Ah! mon Dieu!… mon Dieu!…
– Je vois ce que vous voulez dire, madame, fit narquoisement Crébillon, quelle honte pour ce pauvre comte du Barry!… Mais, ma foi… il paraît qu’il ne l’avait pas volé… car croiriez-vous que ce comte… un gentilhomme, fi!… avait voulu bellement occire monsieur par un traîtreux assassinat!…
– Oh!!…
– C’est indigne d’un gentilhomme, n’est-ce pas, madame? et vous pensez comme moi que cette bastonnade était bien méritée?…
Malheureusement, ce scandale sous les fenêtres du roi avait attiré l’attention des gens du château, en sorte que la troupe se lança incontinent à la poursuite de ce jeune téméraire qui eût été infailliblement repris si votre jardinier Gaspard, attiré par la curiosité, n’avait ouvert la petite porte que voici et si votre très humble valet n’en avait profité pour s’introduire illicitement dans votre propriété… ce dont je vous prie d’agréer nos très humbles excuses…
– Malheureux!… malheureux enfant!… répéta Juliette qui s’adressait toujours à d’Assas.
– Maintenant, madame, reprit Crébillon avec une gravité qui contrastait étrangement avec le ton railleur et léger qu’il avait eu jusque-là, sur mon honneur, M. d’Assas n’a pas commis d’autre crime que celui d’avoir voulu rendre service à son roi, en se sacrifiant lui-même. Vous pouvez le sauver comme vous pouvez le perdre, d’un mot, et tenez… entendez-vous?… voici les soldats qui le cherchent et qui reviennent; dans quelques secondes ils seront ici; ouvrez cette porte, dites un mot, faites un signe, et il est repris… et cette fois ce n’est plus la Bastille qui l’attend, c’est le bourreau… des mains duquel on ne revient pas vivant… Décidez, madame…
Juliette écouta et entendit, frémissante, le sol qui tremblait sous les sabots sonores de chevaux lancés à toute allure.
Et le galop se rapprochait de plus en plus, et d’Assas, toujours muet et impassible, attendait comme s’il se fût agi d’un autre que de lui, et Crébillon dardait des yeux flamboyants sur la jeune femme qui se demandait avec angoisse ce qu’elle allait faire… si elle allait écouter les conseils de son cœur qui lui criait de sauver celui qu’elle aimait, ou de sa haine qui sournoisement lui suggérait l’idée féroce d’ouvrir cette porte et d’appeler… cependant qu’à son cerveau endolori résonnaient encore les paroles du poète:
– Cette fois, c’est le bourreau!…
Et la galopade se rapprochait toujours et bientôt passa comme une trombe devant la porte, qui resta close, et se perdit au loin.
Alors un soupir gonfla la poitrine atrocement contractée de la jeune femme, et deux larmes, deux perles brûlantes, glissèrent lentement sur ses joues fatiguées.
Et quand le bruit des chevaux se fut complètement éteint, Crébillon, devant d’Assas qui regardait la comtesse avec des yeux où se lisait une stupéfaction immense, Crébillon s’approcha de la jeune femme, saisit sa main et, la baisant avec respect, il dit avec émotion et une douceur touchante chez ce railleur sempiterneclass="underline"
– Vous êtes un brave cœur, mon enfant… Croyez-en un vieux barbon qui pourrait être votre père… Vous n’êtes pas faite pour le rôle qu’on vous fait jouer ici… Fuyez, mon enfant… s’il en est temps encore… réalisez ce que vous possédez… partez dans quelque coin ignoré… au pays où vous êtes née… vivez modestement mais honnêtement… vous trouverez là le bonheur et l’estime des honnêtes gens, ce qui vaut mieux, croyez-moi, que la vie que vous rêvez et pour laquelle vous n’êtes pas faite…
Sans répondre, car elle était trop émue, Juliette se dirigea vers la porte, l’ouvrit toute grande et dit dans un sanglot:
– Je crois que plus rien ne vous menace… partez… et que Dieu vous garde!…
Et d’un geste douloureux elle montrait la route libre, tandis que ses yeux brillants de larmes contenues se fixaient comme ceux d’un chien aimant sur ceux de d’Assas qui, très ému lui-même, ne trouvant pas un mot de consolation ou de remerciement devant cette douleur si visible, devant cette abnégation si indéniable, se découvrit vivement et s’inclina profondément.
Alors le poète prit son jeune ami par le bras, et faisant à la jeune femme un geste d’adieu énigmatique, il entraîna d’Assas pendant que, sur le seuil de la porte, donnant enfin un libre cours à ses larmes trop longtemps contenues, la comtesse les regardait tristement s’éloigner, serrant dans sa main crispée quelque chose que Crébillon venait d’y glisser sans qu’elle s’en fût même aperçue.
XXIII LE PAVOT D’ARGENT
– Voici une étrange créature, dit d’Assas en s’éloignant, et ce qu’elle vient de faire me déconcerte complètement… Je ne sais plus que penser…
– Vous avez cru qu’elle allait appeler et vous livrer? répondit Crébillon avec un sourire goguenard.
– J’en étais bien convaincu… je l’avoue… après ce qui s’est passé entre nous…
– Eh bien, vous voyez que vous vous trompiez.
– Cette générosité me confond.
– Pourquoi cela?
– N’avez-vous pas entendu ce que cette femme a dit? Le roi a donné, ce matin même, l’ordre de me faire conduire à la Bastille.
– Eh bien?
– Cela ne vous surprend pas qu’elle soit si bien informée?
– Écoutez donc, puisqu’elle est la maîtresse du roi, il n’y a rien d’étonnant à ce qu’elle connaisse les projets de son royal amant… Le roi, à ce qu’on dit, aime assez parler de ses petites affaires avec ses favorites… Au fond, c’est un bon petit bourgeois potinier que notre cher sire Louis XV…
– Vous pensez donc comme moi, dit vivement d’Assas, que le roi et la comtesse ont parlé de moi… cette nuit même vraisemblablement?
– C’est probable, en effet.
– Vous voyez bien que j’avais raison, alors!
– En quoi?
– En ceci: hier, j’ai reçu la visite de la comtesse du Barry… elle m’a quitté fort mécontente de l’accueil que je lui fis… Or, ce matin, le roi estime que la Bastille est un séjour suffisamment bon pour moi et m’y veut faire conduire…
– D’où vous concluez?…
– Que la comtesse, furieuse; la comtesse, qui m’a quitté avec des paroles de menaces, ne l’oubliez pas, a dû pousser le roi à cette détermination entièrement dénuée d’attraits pour moi.
– Vous avez peut-être raison… Je dirai même mieux: comme à vous, cela me paraît presque certain.
– Ceci étant, dit d’Assas stupéfait, vous n’êtes pas surpris de ce qu’elle vient de faire?… Vous ne voyez pas là une contradiction… bizarre?…
– Eh! mon cher, je pourrais vous dire que la femme est pétrie de contradictions… Je préfère ne pas philosopher sur ce sujet qui nous entraînerait trop loin, et vous dire simplement que, comme le pécheur dont parle l’Évangile, vous avez des yeux et ne voyez pas!… ce qui, d’ailleurs, prouve combien vous êtes modeste…
– Que voulez-vous dire?
– Que la comtesse du Barry est profondément et sincèrement éprise de votre personne, ô jeune et naïf Adonis!
– Vous croyez à la sincérité de cet amour?
– Mordieu! pouvez-vous en douter… après ce qu’elle vient de faire pour vous?…
– Soit!… Mais alors comment expliquez-vous qu’elle ait excité la colère du roi contre moi?