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Néanmoins, malgré ses appréhensions, il ne pouvait se décider à quitter Versailles et continuait des recherches dont le néant lui donnait de plus en plus la triste conviction que son malheureux ami devait être victime de quelque détrousseur qui, après l’avoir dévalisé proprement, l’avait sans doute bellement assassiné.

Or, voici tout simplement ce qui s’était passé:

Lorsque Crébillon l’avait quitté le matin en lui recommandant d’attendre son retour, Noé, selon son habitude, était resté tranquille, décidé de bonne foi à obéir à la recommandation de son ami.

Mais il n’avait pas tardé à s’ennuyer lourdement et, pour se distraire, il s’était mis à boire, en sorte que Crébillon tardant à rentrer, de verre en verre, de bouteille en bouteille, Noé ne tarda pas, lui, à se griser.

Quand il fut raisonnablement gris, l’ivrogne, tenace dans ses habitudes, oublia naturellement les recommandations de son ami, se leva et sortit.

Après avoir erré quelque temps au hasard, il se sentit fatigué et, tout naturellement encore, ce fut dans un cabaret qu’il entra pour se reposer… et vider une autre bouteille.

Arrivé sur la place du château, Noé, déjà ivre à rouler par terre, se sentit encore une fois fatigué et entra dans la cantine où Crébillon retrouva sa trace. Là il se reposa encore… et but toujours.

C’était à ce moment-là que d’Assas administrait devant la grille du château, au comte du Barry, la magistrale et humiliante correction dont nous avons parlé.

Noé, trop sérieusement occupé à l’intérieur de la cantine, ne vit et ne remarqua rien. Seulement, quand il se sentit reposé, c’est-à-dire lorsqu’il eut achevé une bouteille encore, il se leva après avoir payé, et sortit raide comme un automate, ne tenant sur ses jambes que par un prodige d’équilibre.

Sur la place, après le départ de d’Assas, quelques assistants s’étaient décidés à porter secours au comte qui était resté évanoui sur le carreau, assommé, étranglé par la rage et la honte plus encore que par la douleur.

Un rassemblement s’était aussitôt formé et le hasard voulut que notre ivrogne se trouvât au premier rang, bien placé pour tout voir et tout entendre, et qu’il n’eût garde de manquer une si bonne occasion de bayer aux corneilles.

Le comte ne revenant pas de son évanouissement, de plus ayant le visage ensanglanté et les vêtements en lambeaux, quelques âmes charitables se trouvèrent qui le prirent qui par les jambes, qui par les bras, et se mirent en quête d’une droguerie où l’on pût donner à ce seigneur les soins immédiats que nécessitait son état.

Le cortège se mit en marche et, comme bien on pense, Noé suivit avec persévérance, sans même sentir les bourrades qu’il recevait de droite et de gauche, trop occupé qu’il était de conserver un équilibre qui lui échappait de plus en plus.

La première droguerie qui se présenta sur le chemin des porteurs fut précisément cette droguerie du Pavot d’argent que nos lecteurs connaissent.

Les porteurs y déposèrent le comte, et Noé, sans savoir comment ni ce qu’il faisait, entra avec eux, poussé uniquement par cette curiosité patiente et ingénue que nous lui avons vue la veille, alors que pendant des heures il resta en contemplation devant deux chevaux attachés à un arbre.

Le droguiste, les lecteurs ne l’ont peut-être pas oublié, était affilié à la même société que le comte, et c’était, sans doute, un personnage marquant dans cette compagnie dont M. Jacques était le chef suprême, car il reconnut le blessé qu’on lui amenait et le fit tout aussitôt transporter dans une chambre à coucher contiguë à ce cabinet où nous avons déjà pénétré à la suite de Nicole, la camériste de la comtesse.

C’était une chambre à coucher sévèrement meublée et dont tout l’ameublement paraissait dater du siècle dernier.

Naturellement, toujours, Noé suivit et, avisant un immense fauteuil, s’y assis tranquillement et s’y endormit d’un sommeil de plomb sans que personne fît attention à lui, entièrement dissimulé qu’il était par le haut dossier de ce vieux siège où il était littéralement enfoui.

Pendant ce temps le droguiste déclarait à haute voix que l’état du blessé qu’on venait de lui amener lui paraissait très grave, qu’il avait besoin de solitude et de repos, et congédiait promptement tout le monde. Débarrassé des importuns et des curieux, le droguiste, après avoir verrouillé la porte et sans plus s’occuper du comte, se dirigea droit à une vaste armoire de chêne qui tenait un côté de la chambre, et l’ouvrit.

Cette armoire était entièrement remplie de vêtements accrochés à des portemanteaux fixés au fond du meuble.

Le droguiste saisit à pleines mains la tête du premier portemanteau placé à sa droite et le tira violemment, comme s’il eût voulu l’arracher.

Un déclic se fit entendre et le fond de l’armoire pivota sur lui-même, démasquant un étroit passage.

L’homme prit alors sur un meuble une chandelle qu’il alluma et, son flambeau à la main, disparut par l’ouverture qu’il venait de mettre à jour.

Quelques minutes plus tard il était de retour, accompagné de M. Jacques qu’il était allé chercher par ce chemin mystérieux qui aboutissait à la retraite des quatre pavillons.

M. Jacques se dirigea tout droit au lit sur lequel le comte avait été déposé, et, après l’avoir considéré un instant, dit:

– Il est encore évanoui.

– Ce n’est rien, monseigneur, j’ai pris le soin d’examiner le comte, il n’a aucune blessure grave… Je vais lui faire prendre quelques gouttes d’un cordial qui le fera revenir à lui.

– Faites le plus promptement possible.

Ce disant, M. Jacques cherchait des yeux un siège où s’asseoir, et le droguiste, devinant le désir du maître s’empressait d’avancer un fauteuil.

Mais alors un cri de surprise lui échappa, car dans ce fauteuil il venait d’apercevoir Noé commodément installé et qui paraissait dormir aussi paisiblement que s’il eût été dans son lit.

À ce cri M. Jacques se retourna et vit à son tour cet intrus.

– Qu’est-ce cela? demanda-t-il en fronçant le sourcil.

– Ma foi, monseigneur, fit le droguiste stupéfait, je n’en sais rien… mais nous allons bien voir.

Vivement, il referma l’armoire qui était restée ouverte, et saisissant le dormeur par le bras il le secoua rudement, en disant:

– Holà! hé! l’ami… debout!… que faites-vous ici?…

Le dormeur ainsi interpellé et secoué ne broncha pas, ne fit pas un mouvement, et lorsque le droguiste lâcha le bras qu’il tenait, ce bras retomba comme une chose inerte.

– D’où sort cet homme? demanda M. Jacques.

– Je pense qu’il est entré ici avec les porteurs qui m’ont apporté le comte, répondit le droguiste, qui tout en parlant examinait attentivement cet inconnu dont le sommeil si robuste lui paraissait étrange.

– Il me semble avoir vu déjà cette face d’ivrogne! murmura M. Jacques, qui ajouta: Maître André, voyez donc, je vous prie, ce que signifie cet étrange sommeil?

Maître André, puisque ainsi se nommait le droguiste, n’avait pas attendu cet ordre et déjà visitait soigneusement cet intrus.