Après quelques minutes d’un examen très attentif, il se redressa et dit:
– Cet homme ne dort pas, monseigneur; voyez, ses yeux ne sont pas complètement fermés, la pupille en est fixe et dilatée… Il est tout simplement assommé par l’ivresse… Il faut que cet homme soit d’une constitution extrêmement robuste, car la dose de liquide qu’il a dû absorber est effroyable et il risquait d’être foudroyé… C’est un cas fort curieux et extrêmement rare… Voyez, l’insensibilité est complète.
Ce disant, maître André secouait violemment l’ivrogne et le pinçait au sang sans lui arracher même un tressaillement.
– Cet homme voit-il? entend-il?… Au fait, je le remets maintenant, c’est cet ivrogne fieffé qui accompagne partout son ami le poète Crébillon… c’est le père de Mme d’Étioles… Poisson je crois… Il est vraiment étrange que cet ivrogne ait pu pénétrer jusqu’ici… Ce sommeil bizarre ne cacherait-il pas quelque ruse?…
Le droguiste secoua la tête:
– Non, monseigneur, je vous réponds que nous ne sommes pas en présence d’un simulateur… Cet homme lorsqu’il retrouvera ses esprits, si toutefois la congestion ne le foudroie pas dans l’état où il est, cet homme serait certainement fort embarrassé de dire où il est et comment il y est venu.
– Mais enfin entend-il?… voit-il?… et s’il voit, s’il entend, gardera-t-il souvenance de ce qu’il aura vu et entendu?
– Je crois qu’il ne voit ni entend… Toutefois je n’oserais rien affirmer… c’est un cas tellement spécial…
Sans rien dire, M. Jacques prit un pistolet dans un meuble et, appuyant le canon sur la tempe de Noé, il arma froidement, en disant impérieusement:
– Debout, l’homme… ou vous êtes mort!…
Noé ne broncha pas.
– Je vous l’ai dit, monseigneur, insensibilité complète… Je crois que cet homme n’entend rien et ne voit rien.
– N’importe, dit M. Jacques, puisque la fatalité a amené cet ivrogne ici, il sera bon, pour plus de sûreté, de s’assurer de sa personne… Maître André, vous le ferez transporter dans la pièce isolée du petit pavillon… vous aurez soin qu’il ne puisse échapper et vous le traiterez convenablement… Il serait peut-être bon d’entretenir chez lui une ivresse persistante, à seule fin de lui faire perdre le souvenir de ce qu’il aura pu voir et entendre… Lorsqu’il en sera temps, je vous le ferai savoir, on le grisera de nouveau et on le déposera nuitamment loin de la maison, sur la route, afin de lui laisser croire, quand il sortira de son ivresse, qu’il a rêvé… Jusque-là, veillez à ce qu’il ne puisse échapper.
– Vos ordres seront exécutés, monseigneur… Quant à s’échapper… hum!… cela me paraît difficile… la pièce en question n’a pas d’issue visible et il faudrait que cet ivrogne fût doué d’un flair tout particulier pour découvrir le ressort qui ouvre la porte secrète…
– Il faut tout prévoir… veillez quand même… Mais en voilà assez sur le compte de cet imbécile… Occupons-nous du comte du Barry.
Quelques instants plus tard, grâce à des soins énergiques, le comte revenait à lui et constatait avec satisfaction qu’à part la douleur produite par la quantité de coups de canne reçus, il n’avait rien de cassé et serait vite remis sur pied.
Aux questions de M. Jacques, il répondit qu’il n’avait pu exécuter l’ordre qu’il avait reçu et qu’au moment où il allait entrer au château afin d’y recueillir des détails sur l’évasion de ce misérable d’Assas, que le baron de Marçay, dans une note éplorée, venait de signaler à ses supérieurs, il avait été arrêté par ce démon de d’Assas lui-même, qui l’avait mis dans le piteux état où il était présentement.
Le comte termina ce récit douloureux pour son amour-propre en disant avec un accent de haine farouche:
– Cette fois-ci, que vous le vouliez ou non, si je rencontre cet homme, je le prends… il me le faut… Je veux, avant de le tuer, lui faire souffrir mille morts… Vous ferez de moi ce que vous voudrez après, mais je veux ma vengeance, et je l’aurai terrible, éclatante…
– Allons, allons, calmez-vous, mon cher comte, et puisque vous tenez tant à cette vengeance, eh bien… je vous abandonne ce d’Assas… vous en ferez ce que vous voudrez… Là! êtes-vous satisfait?…
– Ah! merci, monseigneur!…
– Remettez-vous vite, car je vais avoir besoin de vous…
– Soyez tranquille, j’ai autre chose à faire qu’à rester dans mon lit… Je vous réponds, monseigneur, que je ne moisirai pas ici, répondit le comte avec un sourire de joie hideuse.
– Bien, bien… je m’en rapporte à vous… Toutefois, dans votre intérêt, ne commettez pas d’imprudence… Maintenant, je vous quitte… j’ai des ordres pressés à donner… Maître André, je vous recommande encore une fois cet ivrogne… suivez ponctuellement mes instructions à ce sujet…
Là-dessus, M. Jacques se dirigea vers la fameuse armoire et disparut.
Un quart d’heure plus tard, Noé était transporté dans une pièce assez confortablement meublée, mais ne possédant ni porte ni fenêtre apparentes.
La pièce était faiblement éclairée par une veilleuse.
L’ivrogne avait été déposé dans un vaste fauteuil et, sur un petit guéridon, un en-cas et de nombreux flacons poudreux étaient disposés, de manière à attirer l’attention de l’ivrogne à son réveil, et les flacons avaient été choisis d’apparence vénérable, de manière à rendre la tentation irrésistible.
Voilà tout bonnement où se trouvait Noé Poisson, tandis que son ami Crébillon, qui le croyait mort, se désolait tout en continuant des recherches infructueuses.
XXIV UNE VISITE INATTENDUE
Après le départ d’Assas et de Crébillon la comtesse du Barry était restée longtemps songeuse devant la porte par où venait de s’éloigner celui qu’elle avait élu et qui emportait son cœur. Un travail lent, mais tenace, se faisait dans cette tête si jeune et si belle.
Des pensées qu’elle n’avait jamais eues, qu’elle ne soupçonnait même pas, venaient l’envahir et ouvraient à son esprit étonné des horizons nouveaux.
Des pudeurs inconnues, des délicatesses raffinées lui venaient tout à coup et elle se prenait à rougir à la pensée de ce qu’elle avait été, de ce qu’elle avait fait, de ce qu’elle était encore.
Pourquoi ces hontes soudaines?… Pourquoi ces pensées nouvelles qui la prenaient et la charmaient tout à la fois?…
C’est que l’amour pur et sincère mettait son emprise souveraine sur ce cœur qui n’avait jamais battu; c’est que l’amour régénérateur sortait vainqueur dans l’effroyable combat que lui livraient l’ambition, la haine, tous les sentiments vils et bas qui luttaient désespérément contre lui; c’est que toutes les scories de ce cœur vierge encore se fondaient, se purifiaient au contact de ce maître incontesté.
Et rêveuse, délicieusement alanguie, elle revoyait par l’imagination cette soirée, ce bal de l’Hôtel de Ville où pour la première fois elle s’était produite sous ce nom d’emprunt de comtesse du Barry, et à son oreille retentissaient les paroles de Saint-Germain qui d’une voix douce et grave lui disait:
– Vous n’êtes pas, vous ne serez jamais la comtesse du Barry… Il en est temps encore, partez, vivez modestement, mais honnêtement, dans votre pays… là-bas… à Vaucouleurs… et soyez ainsi assurée que vous trouverez ainsi le bonheur.