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– C’est ce dont je vais avoir à répondre, madame, et j’espère m’en tirer à mon honneur… Mais, je vous en supplie, procédons avec méthode. Si vous m’en croyez, et pour acquérir cette liberté d’esprit dont je vous parlais, il conviendrait peut-être que vous prisiez quelque nourriture… Vous êtes à jeun, depuis la nuit dernière, et les vapeurs du jeûne sont redoutables dans l’esprit d’une jeune et frêle femme… même quand cette femme possède tout le courage et l’esprit que chacun admire en Mme d’Étioles… Voulez-vous me permettre de sonner votre servante?

– Inutile, monsieur, dit Jeanne en secouant la tête.

– Trempez au moins un biscuit dans ces deux doigts de vin d’Espagne.

En même temps, avec une bonne grâce parfaite, M. Jacques versait lui-même les sombres rubis liquides d’un vin généreux dans un verre de cristal qu’il présenta à Jeanne, avec une assiette de biscuits.

Jeanne repoussa l’assiette, mais saisit le verre qu’elle vida d’un trait.

Et en effet, elle se trouva toute réconfortée, un peu de rose reparut sur ses joues pâles.

– Je suis prête à vous entendre et à vous répondre.

– Je commence donc par m’excuser, madame, de la pénible nécessité où je me suis trouvé de vous garder ici malgré vous. Me pardonnerez-vous jamais? Peut-être… si un jour vous savez qui je suis et au nom de quels augustes intérêts j’agis… En tout cas, je vous donne l’assurance formelle que non seulement il ne vous sera fait aucun mal, mais encore que vous redeviendrez libre avant peu.

– J’attends donc, monsieur, que vous m’expliquiez pourquoi vous me séquestrez. Je ne sais si je vous pardonnerai jamais. Je ne crois pas… mais je voudrais au moins avoir une explication.

– L’explication est simple et compliquée à la fois. Aussi, je vous supplie de passer outre à certaines obscurités ou d’y suppléer par votre vive intelligence. Je vous disais que je représente de graves intérêts… Malgré vous sans doute, mais avec une activité qui m’a maintes fois désespéré, vous êtes venue vous mettre à la traverse…

M. Jacques garda un instant le silence. Il semblait ému.

Quels étaient ces intérêts si graves dont il parlait?

Jeanne se le demanda avec angoisse, et par une mystérieuse association d’idées la pensée du roi se présenta à elle.

Aussitôt, elle songea à d’Assas… à la mission qu’il avait si noblement acceptée.

D’Assas n’était pas revenu!…

Était-il arrivé jusqu’auprès du roi? Avait-il été arrêté en route par le personnage qui était devant elle?

Elle résolut de le savoir à tout prix, et tout d’abord.

– Un mot, monsieur! fit-elle au moment où M. Jacques s’apprêtait à reprendre la parole.

– Parlez, madame… trop heureux de vous répondre, si je le puis!

– Vous le pouvez… sans aucun doute… Je suis arrivée ici cette nuit avec un jeune homme…

– M. le chevalier d’Assas, dit tranquillement M. Jacques.

Et sur son visage, il n’y eut pas l’ombre d’un sourire indiquant qu’il pouvait souligner ce qu’il y avait eu de scabreux dans cet événement…

Car enfin!… Mme d’Étioles et le chevalier d’Assas avaient passé la nuit ensemble.

– C’est cela! fit Jeanne avec une joie qui fit tressaillir son interlocuteur.

– Est-ce que vous vous intéresseriez à ce jeune homme? demanda-t-il vivement.

Et il semblait qu’un espoir le faisait follement palpiter.

– Oui, dit simplement Jeanne. Je m’intéresse à lui d’abord pour lui-même et ensuite pour une mission qu’il a juré d’accomplir…

– Une mission! s’écria M. Jacques en pâlissant. Vous aviez donné une mission à M. d’Assas?

– Oui! répondit Jeanne, surprise de l’altération qui se manifesta dans la voix de l’étrange personnage.

M. Jacques se leva, frappa dans ses mains et fit quelques pas.

Puis, paraissant reprendre son sang-froid, il revint à Jeanne:

– Quelle est cette mission, madame?… Il est indispensable que je le sache!…

Jeanne était née diplomate: elle vit parfaitement que l’homme qui était devant elle était habitué à la difficile et profonde science de la dissimulation. Dans cette physionomie, elle avait lu l’indomptable volonté de n’être jamais pénétrée… devinée.

Et pourtant l’inconnu venait de laisser échapper des signes d’agitation et presque de terreur.

Il était donc bien grave pour lui que d’Assas eût une mission à remplir!…

Une mission venant d’elle!…

Elle sentit que là était le nœud du mystère.

Et, en véritable diplomate, elle résolut de dire la vérité. Car il n’y a rien qui déconcerte comme la vérité…

– Monsieur, dit-elle, je ne vous connais pas. Je ne sais de vous qu’une chose: c’est que vous me détenez prisonnière contre tout droit. J’ai des raisons de croire que nous devons être ennemis tôt ou tard, ouvertement, et que nous l’avons été jusqu’ici secrètement. Cependant, vous me demandez une preuve de confiance.

– Dans votre intérêt, dit M. Jacques. Mettez, si vous voulez, que c’est dans mon intérêt à moi; mais je vous jure qu’en ce moment, votre intérêt est subordonné au mien… Parlez donc franchement, si vous ne voulez qu’il arrive de grands malheurs au chevalier d’Assas et à d’autres.

Jeanne frémit…

À d’autres!… C’était du roi qu’on voulait parler sans doute!…

– Je serai franche, dit-elle. J’ai habité ces quelques jours derniers une maison qui se trouve sous les quinconces, à droite du château.

M. Jacques ferma les yeux, soit pour recueillir, soit pour mettre un voile sur sa pensée.

– Dans cette maison, continua Jeanne, j’ai été prévenue qu’un guet-apens était organisé contre… une personne… à laquelle je tiens beaucoup… tenez… plus qu’à ma vie!…

M. Jacques leva lentement ses paupières, jeta un regard sur Jeanne, puis referma les yeux, songeant:

– Est-ce le roi qu’elle aime? Ou d’Assas? Ou tous les deux?

– Pour sauver cette personne, reprit Jeanne, j’ai dû quitter la maison en question… Dehors j’ai rencontré M. le chevalier d’Assas qui m’a amenée ici… Or le guet-apens consistait en ceci… On devait attirer… cette personne… dans la maison où je me trouvais, sous prétexte de me voir. Il me fallait donc la prévenir au plus tôt que je n’étais plus dans la maison: c’est ce dont M. d’Assas a bien voulu se charger.

M. Jacques tressaillit d’étonnement et peut-être d’admiration.

– D’Assas s’est chargé de cela? demanda-t-il.

– Oui, monsieur!…

– D’Assas s’est chargé de sauver… Louis XV?…

Jeanne se dressa brusquement:

– Qui vous a dit qu’il s’agissait du roi! fit-elle, haletante.

M. Jacques haussa les épaules.

– Mon enfant, dit-il en souriant, je connaissais toute votre histoire de la maison des quinconces… Mais ceci n’a pas d’importance… Ainsi, c’est le chevalier d’Assas que vous avez envoyé au roi?… Et il a accepté?…

– Oui! dit Mme d’Étioles.

M. Jacques demeura pensif quelques minutes.

– Il est donc bien vrai, songea-t-il en poussant un soupir, que l’amour est capable d’héroïsme?… Ah! ces deux enfants me donnent plus de mal avec leur sincérité que bien des ministres avec leur fourberie!…