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– Quoi? Que veux-tu encore?

– Si je consens à tout ce que tu voudras, prendras-tu ta part de cet argent?

– Nous verrons plus tard! Quand nous aurons réparé! Quand cet or ne sera pas impur comme le plomb vil dont parle le grand Racine.

– Au moins, soupira Noé, consentiras-tu à boire du vin? Tu ne voudrais pas, Crébillon, boire de l’eau… de l’eau, songes-y, c’est terrible, cela!

– En effet, murmura le poète épouvanté à son tour.

– Tu vois!… Tu frémis… Promets-moi de ne pas boire de l’eau.

– Soit, je te le promets, fit Crébillon magnanime, mais tu feras ce que je voudrai?

– C’est juré! Tu n’as qu’à parler!

– Alors, ramasse ton argent: nous en aurons peut-être besoin. Et pour réparer le mal, il pourra servir… Et, maintenant, allons à l’hôtel d’Étioles.

– À l’hôtel d’Étioles! qu’allons-nous y faire?

– Tu le verras: de là, nous irons à Versailles, s’il le faut…

– À Versailles?… Je ne comprends pas!

– Imbécile! Où est le roi?

– À Versailles! Tiens, c’est vrai!

– C’est donc là qu’il faut aller: puisque le roi s’y trouve, Mme d’Étioles doit y être aussi. Mais d’abord, à l’hôtel d’Étioles!…

Et les deux hommes, redevenus plus amis, plus unis que jamais, descendirent bras dessus, bras dessous, Noé poussant de gros soupirs en songeant à ses rêves envolés, mais se consolant à la pensée que son ami Crébillon lui restait… et qu’ils ne boiraient pas d’eau.

V LE FINANCIER ET LE… POÈTE

Précédons à l’hôtel d’Étioles Crébillon et Noé Poisson, qui s’y rendent en toute hâte.

Henri d’Étioles se promène avec une certaine agitation dans une pièce de son appartement somptueusement meublée, à la fois boudoir et cabinet de travail.

La physionomie d’Henri, au moment où nous le retrouvons, semble animée par une grande satisfaction. Et cette joie intérieure qui éclaire ce visage pâle, qui anime ces traits fatigués et flétris par les vices, la lueur qui brille parfois dans ces petits yeux gris froids comme une lame d’acier, pourraient donner le frisson de la terreur.

Évidemment cet homme exulte; on sent, on devine qu’il touche à un but mystérieux, ardemment poursuivi et finalement atteint.

De toute cette joie triomphante qui émane de ce petit corps chétif, il se dégage une telle impression d’horreur qu’instinctivement on se sent angoissé et qu’on plie les épaules, attendant la catastrophe et cherchant celui qu’elle va frapper, avec la crainte aussi d’en être soi-même la victime.

Il y a des joies qui animent et font tout rayonner autour d’elles. Certains bonheurs, au contraire, glacent et terrifient ceux qui les peuvent contempler et semblent être faits des deuils et des larmes d’innocentes victimes.

La joie de d’Étioles est de celles-là.

D’Étioles songe à Jeanne… à sa femme.

Et cet homme, ce mari qui devrait être l’appui, le soutien, le protecteur de celle qui porte son nom; cet homme, comme la mère, Héloïse Poisson, est là, hypnotisé par cette pensée monstrueuse: sa femme aux bras d’un autre… et cette vision le plonge dans une joie hideuse.

Ah! c’est que cet autre qui étreint sa femme, celle qui devrait être son bien, sa vie, cet autre: c’est le roi.

Le roi! C’est-à-dire la fortune, la toute-puissance!

Le roi! Suprême dispensateur de gloire, de titres, de richesses!

Et cet homme est jeune! Et il est riche! Il est puissant, titré. Mais qu’importe! Quand on a au cœur ce ver rongeur qui s’appelle l’ambition, est-on jamais assez riche, assez puissant, assez titré!…

Cette pensée qui a fait bondir d’indignation l’honnête homme qu’est ce pauvre poète: Crébillon, – un étranger, en somme, pour Jeanne -, cette pensée, lui, le mari, il la caresse, il la couve comme un trésor!…

Car c’est là, c’est à cela que tendaient les menées souterraines de cet homme digne en tout point de s’entendre avec la Poisson: jeter sa jeune femme, belle, innocente, aux bras du roi.

D’abord les honneurs!… Ensuite, on verra!

Qui sait ce que peut rêver ce gnome! Qui sait les vengeances qu’il a à assouvir!…

En attendant, déjà, il songe à menacer le roi…

– Car, vive Dieu! songe d’Étioles, je ne suis point un freluquet, moi! Et si ma poitrine est étroite et chétive, le cœur qui bat là est fort et ses appétits sont vastes. Si on veut que je ferme les yeux, que je sois sourd, et muet, et aveugle; si on veut que je sois le parfait modèle des maris complaisants, il faudra bien contenter ces appétits… sans cela, malheur à lui! malheur à elle!…

D’Étioles n’a pas revu sa femme depuis quelques jours.

Mme d’Étioles est partie, disparue, évanouie. Où peut-elle bien être?

Pardieu! chez le roi. Ou du moins dans une de ces retraites que le roi, comme tous les roués et plus que tous les grands seigneurs, possède à Paris et à Versailles.

Mme d’Étioles est chez le roi. Henri en est sûr. N’a-t-il pas, avec une savante et infernale adresse, fait tout ce qu’il a pu pour la pousser là?

Non, il n’y a pas à douter, c’est le triomphe final, c’est le rêve réalisé.

Voyons, que va-t-il exiger de Louis XV pour prix de sa complicité… occulte?

D’abord une bonne et solide ferme. Il n’est encore que sous-fermier. Tournehem l’a écrasé de sa grandeur.

Il sait bien ce qu’un homme habile et intelligent comme lui peut pêcher dans l’eau trouble d’un tel vivier.

Ensuite un titre: un beau duché, avec une riche dotation et de solides apanages. Un hochet doublé d’un gâteau assez vaste pour assouvir l’appétit le plus robuste.

Enfin, pour satisfaire ce besoin de domination qui l’étouffe, pour lui permettre d’écraser de sa toute-puissance, à lui chétif, les grands et les puissants qui raillaient sa laideur et sa faiblesse, enfin un portefeuille, un ministère, modeste d’abord, plus tard la place de premier ministre!

C’est-à-dire le maître absolu, plus puissant, plus fort que le roi lui-même; c’est-à-dire la France, ce pays si beau, si grand, si riche, la France tout entière dans sa main maigre et crochue, la France à mettre en coupe réglée, à dévorer morceau par morceau.

Tel est le rêve éblouissant que fait Henri d’Étioles au moment où un laquais vient lui demander si Monseigneur veut bien recevoir M. Jolyot de Crébillon et M. Poisson, qui ont, paraît-il, à l’entretenir de choses importantes.

Quoique fort contrarié d’être ainsi distrait dans ses rêves, M. d’Étioles fit signe au laquais d’introduire les deux visiteurs.

Henri connaissait le poète tragique: seul il ne l’eût pas reçu; mais la visite de Poisson l’intriguait et un secret pressentiment lui disait qu’il allait être question de Jeanne, de sa femme.

Peut-être allait-il apprendre du nouveau, quelque chose de positif qui le tirerait d’indécision et lui dicterait sa conduite.

D’Étioles reçut donc ses deux visiteurs avec cette insolente bienveillance dont les grands financiers de cette époque, pareils à ceux de tous les temps, se croyaient obligés d’user vis-à-vis des poètes, quel que fût leur talent, voire leur génie.