Seuls, les grands seigneurs savaient encore traiter d’égale à égale la puissance de l’artiste.
– Bonjour! Poisson, bonjour! Asseyez-vous, monsieur de Crébillon: je suis toujours content de recevoir chez moi un poète de valeur et d’esprit.
– Monsieur, répondit Crébillon, qui au fond était médiocrement satisfait du ton et du sourire dont d’Étioles avait accompagné ses paroles de bienvenue, mais qui n’en laissait rien paraître; monsieur, tout l’honneur est pour moi.
– Or çà! mon cher poète, reprit d’Étioles toujours avec une imperceptible nuance d’ironique dédain, que diable vient faire un enfant des muses comme vous dans l’antre de Plutus?
Et son petit œil gris et froid s’arrêtait légèrement narquois sur la mine plutôt dépenaillée du poète et sur les splendeurs qui encombraient la pièce qui les abritait.
– Ma foi, monsieur, tout au moins puis-je vous affirmer que si je viens chez Plutus, ce n’est pas dans l’intention de lui faire rendre gorge.
Le poète avait dit ces mots avec une affectation d’enjouement et de bonne grâce bien jouée. Le ton de bonhomie parfaite de Crébillon faisait passer l’injure sanglante qui se dissimulait dans le sous-entendu de sa phrase alambiquée.
La bonne face enluminée de Crébillon, ses habits fripés, endossés à la diable, portés avec un sans-façon tout particulier et qui paraissaient n’avoir jamais appartenu à aucune mode; ses manières de rondeur, simples, sans gêne comme sans forfanterie; ses yeux surtout, ses yeux profonds, franchement fixés sur les yeux fuyants de son interlocuteur; enfin, le ton de parfaite égalité qui n’était pas dénué d’une certaine grandeur, tout cela indisposait étrangement d’Étioles contre lui.
De son côté, d’Étioles, avec sa face jaune, bilieuse; ses yeux mi-fermés aux pupilles en perpétuel mouvement, évitant avec soin de se poser sur son interlocuteur; ses lèvres minces, pâles; la richesse exagérée de son costume; ses manières hautaines, pleines d’une morgue qu’il s’efforçait d’adoucir et d’atténuer; la fausseté du sourire, tout cet ensemble produisait sur Crébillon un effet à peu près identique.
Seulement, là où Crébillon déplaisait sans plus à d’Étioles, d’Étioles non seulement déplaisait à Crébillon, mais encore lui inspirait un sentiment qui ressemblait à du dégoût mélangé d’effroi.
D’Étioles comprit-il que Crébillon, dans sa phrase qui, par le ton, ressemblait à un compliment, faisait allusion à ses prévarications?
On aurait pu le croire, car une lueur fugitive passa dans son regard mauvais.
Néanmoins il répondit avec enjouement:
– Et vous avez tort, mon cher poète, car, foi de gentilhomme, je suis un admirateur passionné de votre talent. Et lorsque Sa Majesté notre roi bien-aimé m’aura donné la ferme que je désire, – ce qui ne saurait tarder -, souvenez-vous, monsieur de Crébillon, que si vous voulez bien de moi pour parrain, je serai heureux de mettre à votre disposition la pension à laquelle vous donne droit votre esprit. Et soyez tranquille, nous ferons cette pension assez large pour vous permettre de nous donner les chefs-d’œuvre que nous serons en droit d’espérer de vous lorsque vous serez débarrassé des soucis d’assurer votre existence matérielle.
L’offre était des plus séduisantes pour un pauvre diable de poète ayant un gosier toujours altéré. Noé Poisson, qui écoutait de ses vastes oreilles largement ouvertes, telles deux grandes voiles au vent, Noé Poisson se réjouissait en son for intérieur et déjà supputait le nombre de bouteilles de vin d’Anjou que cette bienheureuse pension promise allait lui permettre de vider avec son ami.
Pourtant il y avait dans le ton un je ne sais quoi d’indéfinissable qui faisait que Crébillon se disait à part lui:
– Oui, oui, si tu n’as jamais que cette pension-là, cornes du diable! Crébillon, mon ami, tu risques de mourir de soif!…
D’Étioles, décidément, déplaisait de plus en plus à Crébillon qui, néanmoins, s’inclinait profondément, comme on doit devant un puissant protecteur, et répondait avec une humilité affectée:
– Ah! monsieur, que de grâces… Il ne me reste plus qu’à souhaiter que le roi vous baille le plus promptement possible cette ferme… qui d’ailleurs est bien due à votre haut mérite.
– Alors, touchez-là, monsieur de Crébillon, car je vous l’ai dit: Sa Majesté ne tardera guère à nous octroyez ce que nous désirons: une bonne ferme… pour le moment.
– Pour le moment? songea Crébillon. Peste! voilà un petit gringalet qui me paraît avoir un robuste appétit. Et Dieu me pardonne, il dit nous de lui-même absolument comme le roi ou le premier ministre. Est-ce que ce petit monsieur aspirerait… ce serait curieux…
Et tout haut:
– Une petite ferme n’est pas à dédaigner en attendant un portefeuille, une surintendance, que sais-je?…
Ceci était dit avec une telle simplicité, avec une si bonne figure réjouie, avec des yeux si remplis d’admiration et de désirs, que d’Étioles en fut dupe et répondit:
– Ma foi, vous voyez loin, monsieur de Crébillon, et si la politique vous tente, si vous désirez lui sacrifier le théâtre, je ne dis pas que je ne vous mettrai pas à même de vous passer cette fantaisie quand je serai ministre… si toutefois je le deviens jamais, se hâta-t-il d’ajouter, craignant déjà de livrer son secret.
Mais il était trop tard.
Crébillon avait aperçu le bout de l’oreille.
– Eh! eh! songea le poète, je ne m’étais pas trompé! Ce petit chafouin ambitionne la place de ministre et, par la mort-Dieu! il en parle avec une désinvolture!… D’où lui vient donc cette assurance? Bah! ajouta-t-il en haussant les épaules, après tout, qu’est-ce que cela me fait?… lui ou un autre…
Mais tous ces compliments que les deux interlocuteurs – nous allions dire les deux adversaires – se faisaient mutuellement commençaient à lasser Noé qui, d’ailleurs, avait soif et brûlait du désir de s’éloigner de cet appartement où ne se voyait pas le moindre flacon de vin.
Il jugea donc son intervention nécessaire pour rappeler à Crébillon l’objet de leur visite à l’hôtel d’Étioles, et le fit avec la grâce d’un éléphant qui s’inquiète peu de ce qu’il va écraser.
– Jeanne, commença-t-il, ma pauvre petite Jeanne…
Crébillon, qui décidément, avait une idée qu’il poursuivait, écrasa de son pied l’orteil de Noé assis à côté de lui, et la malencontreuse phrase s’étrangla en un hurlement de douleur que l’ivrogne ne put retenir.
– Oh! pardon, cher ami, fit hypocritement le poète, vous ai-je fait mal?
– Oui, par tous les diables! c’est-à-dire non, non, ce n’est rien, larmoya Poisson interloqué par les yeux que lui dardait Crébillon tout en s’excusant.
– Au contraire! dit à son tour en souriant d’Étioles. Vous disiez, Poisson?… Vous parliez de votre fille, je crois?
– Mon ami, répondit vivement Crébillon, allait, je crois, s’informer de la santé de Mme d’Étioles.
– Mais, répondit d’Étioles, je pense que Mme d’Étioles va bien. Elle est absente depuis quelques jours… absente, ajouta-t-il en s’assombrissant, c’est-à-dire…
– Comment, absente déjà? s’écria Crébillon. De jeunes mariés?… Et la lune de miel?…
– Ah! la lune de miel!… fit d’Étioles qui cherchait ce qu’il allait dire. Hélas! mon pauvre poète! Hélas! mon cher Poisson!… Tenez, vous êtes tous deux dévoués à Jeanne… écoutez-moi… vous voyez en moi un homme profondément inquiet… Comment! vous ne savez rien?… Eh bien! voici la triste vérité: depuis quelques jours, Mme d’Étioles a disparu et je ne sais ce qu’elle est devenue. Je suis dans des transes mortelles.