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«Allons donc! pensa Crébillon, si tu es inquiet, ce n’est certes pas au sujet de ta femme ou je me trompe fort.»

– Oui, continuait d’Étioles qui paraissait avoir enfin trouvé une attitude, c’est comme j’ai l’honneur de vous le dire. Mme d’Étioles est introuvable pour moi et je commence à craindre un malheur. Ah! s’il était arrivé quelque chose à ma chère Jeanne, je ne sais ce que je deviendrais, car, voyez-vous, cela est ridicule, inavouable, mais cela est pourtant, j’aime ma femme de toutes mes forces, follement, comme un bon bourgeois. Je sais, vous dis-je, que cela est ridicule de la part d’un homme de mon rang, mais l’amour ne se commande pas, et riez de moi, monsieur de Crébillon, si vous voulez, mais vous voyez en moi un mari amoureux de sa femme.

– Mme d’Étioles a disparu, et vous n’avez pas idée de ce qu’elle est devenue? interrogea le poète.

– Aucune! dit d’Étioles en sondant le poète du regard.

– Voilà qui est étrange, dit Crébillon.

– J’ai fait fouiller Paris sans rien découvrir.

– Serait-il sincère? pensait Crébillon. Pourtant, tout à l’heure…

Puis, tout haut:

– Pourtant une jolie femme ne disparaît pas ainsi… Est-ce que quelque amoureux?…

– Que voulez-vous dire?… Voyons, parlez hardiment: les poètes sont bons conseillers en matière d’amour.

– Hum! Mme d’Étioles est si jolie… si jolie… et les amoureux si entreprenants, si téméraires.

– Eh bien! s’écria d’Étioles sans témoigner la moindre surprise, faut-il vous l’avouer? J’y ai songé. Oui, je crains que Jeanne ne soit la victime d’un enlèvement…

– Ah! ah! Je crois que maintenant, vous vous rapprochez de la vérité, mon cher financier.

– Ah! si cela était, continua d’Étioles, si je connaissais le ravisseur…

– Que feriez-vous?

– Je le tuerais sans pitié, quel qu’il soit… si haut placé fût-il!

Crébillon demeura plus perplexe que jamais. Sans pouvoir rien préciser, des soupçons lui venaient, encore vagues, indéterminés. Son instinct, plus que le raisonnement, lui faisait flairer quelque chose de faux et de louche dans l’attitude de ce mari qui se proclamait lui-même follement épris de sa femme.

Peut-être cette impression que ressentait Crébillon venait-elle tout simplement de la physionomie de d’Étioles qui lui était souverainement antipathique.

Quoi qu’il en soit, il sentait qu’il y avait quelque chose. Quoi?… Il eût été bien embarrassé de le dire; pourtant, un secret pressentiment lui disait qu’il devait se garder soigneusement. Aussi toutes les facultés du poète étaient-elles en éveil, à l’affût, pour ainsi dire, et leur sensibilité développée au plus haut point; rien ne lui échappait, ni un regard, ni un geste, ni une intonation. Tout ce que disait d’Étioles était passé immédiatement au crible; chaque phrase était instantanément analysée, disséquée, et malgré cette tension d’esprit, le poète gardait un sang-froid, une présence d’esprit admirables.

Cependant, il comprenait bien qu’il fallait parler et que d’Étioles attendait qu’on lui fît connaître le but de cette visite. Il prit donc un parti et aborda résolument la question avec d’autant plus de netteté et de vigueur qu’il s’était montré jusque-là inutilement loquace.

– Eh bien! monsieur, dit-il brusquement, si je vous apprenais ce qu’est devenue Mme d’Étioles, que diriez-vous?

– Vous? s’écria d’Étioles avec une surprise qui cette fois n’avait rien de joué.

– Moi-même!

– Vous savez où est ma femme?

– Vous dire exactement où elle est, cela je ne le puis, car je l’ignore moi-même. Mais si j’ignore l’endroit où se cache Mme d’Étioles, je puis vous dire du moins dans quelle ville elle se trouve, je puis vous dire comment elle a été enlevée et par qui.

– Jeanne a donc été réellement enlevée?

De la tête, Crébillon fit signe que oui.

– Mais par qui? demanda vivement d’Étioles.

Crébillon réfléchit une seconde et répondit lentement:

– Cet enlèvement a été opéré pour le compte d’un personnage par trois hommes, ses complices, conscients ou inconscients.

– Je rêve, fit d’Étioles en passant sa main sur son front. Quels sont ces trois hommes, le savez-vous?

Crébillon, avec un sourire narquois, prit Noé par la main et, le montrant à Henri stupéfait, tout en se désignant lui-même:

– J’ai l’honneur de vous présenter deux des complices… inconscients, dit-il, toujours souriant.

D’Étioles, abasourdi, se leva brusquement, envoyant rouler derrière lui le fauteuil dans lequel il était paisiblement assis. Il se demandait si cet homme qui lui souriait se moquait de lui et dans quel but.

Il était sûr, ou du moins il croyait être sûr de l’enlèvement de sa femme par le roi, et il aboutissait à cet autre enlèvement ridiculement imprévu. Mais pourquoi?… pourquoi?… Quoi! alors qu’il pensait toucher à la réalisation de ses rêves, il échouait misérablement devant le geste d’un fou!… car Crébillon lui faisait l’effet d’un fou.

Un éclair terrible passa dans ses yeux glauques tandis que sa main se crispait sur la poignée de son épée richement ciselée.

Et suffoqué, haletant, anéanti, la gorge sèche, incapable de proférer un son, pris d’une rage terrible qui le faisait trembler, il regardait d’un œil flamboyant, sans trouver un mot, ces deux hommes qui venaient de renverser un échafaudage qu’il avait eu tant de mal à édifier et dont l’un, qui lui souriait là, venait de lui porter ce coup terrible, et il se demandait si ce n’était pas lui qui devenait fou.

Cependant Crébillon, devant le mutisme obstiné de d’Étioles, lui disait d’une voix toute confite en miel, avec son éternel sourire gracieux sur les lèvres:

– La stupéfaction vous coupe la parole, je le vois, monsieur, car sans cela, vous m’auriez déjà demandé le nom du troisième complice. N’oubliez pas, je vous prie, que je vous ai dit que nous avions opéré à trois.

– Le troisième complice!… répéta machinalement d’Étioles.

– Eh! oui, cher monsieur, si je ne puis vous le présenter celui-là, je peux du moins vous dire son nom.

– Quel est-il celui-là? demanda d’Étioles toujours anéanti.

Alors Crébillon laissa tomber lentement ce nom:

– Berryer!

Et son œil vif et profond se fixait, tenace, sur son interlocuteur.

Ce mot, ce simple nom tombé nonchalamment des lèvres de Crébillon produisit sur d’Étioles l’effet d’un violent révulsif.

Il était blême, affaissé, l’œil injecté de sang, et soudain l’œil s’éclaira, s’anima, reprenant avec la vie sa fugacité habituelle; les pommettes se rosèrent vivement sous un afflux de sang.

Et Crébillon, toujours souriant, hochait doucement la tête comme un homme enchanté de lui-même, pendant que d’Étioles, que ce nom de Berryer rendait à l’espoir, répétait doucement avec une vague interrogation dans le ton:

– Berryer?…