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– Ah! messieurs, fit d’Étioles, qui paraissait violemment ému, que d’excuses et que de remerciements je vous dois! ajouta-t-il en tendant ses deux mains aux deux amis.

«Soyez tranquille, mon brave Poisson, ajouta-t-il en se tournant vers Noé angoissé d’espérance, vous ne vous pendrez pas, car j’en jure Dieu, je saurai bien sauver ma femme du déshonneur.

«Messieurs, désormais je suis tout vôtre, c’est entre nous à la vie et à la mort. Et n’oubliez pas, s’il vous plaît, que ma bourse et mon épée, mon crédit et ma personne, tout vous appartient.»

Les deux amis s’inclinèrent. Noé, rayonnant, exultant, supputant déjà le nombre fantastique de bouteilles qu’il allait pouvoir vider en puisant sans scrupule dans une bourse aussi bien garnie que l’était celle de M. d’Étioles; Crébillon, avec un sourire narquois aux lèvres.

– Mais pourquoi, diable! reprit d’Étioles qui gardait au fond rancune au poète de l’avoir fait passer par des transes qui lui avaient donné le frisson de la mort, mais pourquoi diable ne m’avez-vous pas dit cela tout de suite?

Crébillon pensa narquoisement:

– Ça, c’est une idée à moi, mon bonhomme… Maintenant, cher monsieur, reprit-il tout haut, en évitant de répondre à la question de d’Étioles, permettez-moi de vous demander ce que vous comptez faire?

– Ce que je vais faire, répondit Henri en frappant sur un timbre: vous allez le voir.

Puis, se tournant vers un laquais accouru à son appeclass="underline"

– Mon carrosse, mon habit de cérémonie, tout de suite.

Messieurs, reprit d’Étioles, lorsque le laquais eut disparu pour exécuter les ordres de son maître, je vais voir le roi à Versailles, et je vous jure Dieu que justice me sera rendue!

– Disposez de nous, dit encore Crébillon.

D’Étioles eut l’air de réfléchir un instant, puis il dit, comme se parlant à lui-même:

– Non. Pour ce que je vais faire, mieux vaut que je sois seul. Laissez-moi votre adresse, ajouta-t-il en se tournant vers Crébillon; si j’ai besoin de vous, je vous promets de faire appel à vous comme au plus dévoué des amis.

Les deux amis s’inclinèrent silencieusement.

D’Étioles alla à son bureau et griffonna quelques mots sur un feuillet détaché d’un carnet qu’il tendit d’instinct à Noé, qui le prit machinalement et dont les yeux pétillèrent à la lecture de ce chiffon de papier.

– Qu’est cela? demanda Crébillon en désignant le papier que tenait toujours Noé rayonnant.

– C’est un bon de cinq mille livres payables sur ma caisse, répondit d’Étioles.

Et, comme Crébillon, vivement, arrachait le papier des mains de Noé douloureusement stupéfait, et le tendait à d’Étioles:

– Ah! je vous en prie, fit celui-ci non sans une certaine dignité, pas de faux amour-propre, monsieur de Crébillon. Croyez-vous que j’ai eu l’intention de vous froisser? Non, n’est-ce pas? Mais je vais avoir besoin de vous, votre concours va m’être aussi précieux qu’indispensable: qui sait où vous allez être obligés de courir?

Est-il juste que je vous fasse supporter les frais de démarches accomplies pour moi seul? Et puisque ma caisse est, heureusement, bien garnie, il est juste et naturel que ces frais soient à ma charge. Acceptez donc, je vous prie, uniquement pour m’obliger. Les poètes ne sont pas riches, monsieur de Crébillon, et qui sait si avant peu vous ne regretteriez pas, pour moi et pour Jeanne, un mouvement de fierté excessive… que j’apprécie comme il convient d’ailleurs, ajouta-t-il.

– Ma foi, pensa Crébillon, il a raison… et c’est de bonne guerre. J’accepte donc, fit-il tout haut.

– Au revoir, messieurs, et encore une fois, merci.

Quelques minutes plus tard, d’Étioles, en habit de cérémonie, montait dans son carrosse pendant que le valet de pied disait au cocher:

– À Versailles!

Et tandis que le carrosse s’ébranlait vers la route de Versailles, Crébillon, qui avait assisté à ce départ, disait en prenant Noé par le bras:

– Allons vider une bouteille de champagne, compère, mes idées ne sont pas bien nettes quand je suis à jeun. Après, nous irons chez moi, assurer la pitance de mes enfants, – c’est-à-dire des animaux qu’il avait adoptés, – car je crois que nous allons voyager, mon ami.

– Voyager! fit Noé effrayé. Et où allons-nous donc, bon Dieu?

– À Versailles, d’abord, compère. Ensuite nous verrons.

– Et qu’allons-nous faire à Versailles?

– Tu le verras, répondit laconiquement Crébillon qui de l’œil suivait le carrosse emportant d’Étioles.

Crébillon ajouta encore quelques mots, mais si bas, si bas, que Noé, qui pourtant avait l’oreille fine, ne put rien saisir de ce que disait le poète.

VI LE NORMANT D’ÉTIOLES

Dans son impatience, Henri Le Normant d’Étioles a ordonné à son cocher de brûler le pavé; et les chevaux, deux bêtes superbes de vigueur, fouaillés à tour de bras, bondissent sur la chaussée du roi.

Le financier est nerveux, agité, inquiet.

C’est que la partie qu’il va jouer est formidable.

Un mot, un geste, un clin d’œil mal calculé ou mal interprété, peut la lui faire perdre.

Et cette partie perdue, c’est l’anéantissement de tous ses rêves. Avec l’écroulement d’un plan habilement conçu, laborieusement échafaudé, mené à bien avec une lente et implacable ténacité, ce peut être la ruine complète et absolue.

Une faute, une simple distraction peut lui coûter la vie, la liberté…

Car il va s’attaquer au roi, – c’est-à-dire à la toute-puissance -, lui chétif, sans titres, sans appui, sans autres armes que ses millions, inutiles en l’occurrence, et les ressources de son esprit inventif toujours en éveil.

Et un vaste soupir d’orgueil dilate sa maigre poitrine… car il ne doute pas du succès.

Un sourire de mépris lui vient aux lèvres en songeant à Crébillon…

Où diable l’honnêteté va-t-elle se nicher?… et de quoi s’est-il mêlé, celui-là?…

Et le sourire méprisant devient sinistre car les transes par lesquelles cet outrecuidant rimailleur l’a fait passer lui reviennent à l’esprit, et il se promet bien de faire payer cher à son auteur son intempestive intervention.

– Heureusement, murmure-t-il, que m’en voilà débarrassé, sans quoi cet imbécile eût été capable de se jeter dans mes plans et de les bouleverser…

Mais bah! me voilà tranquille de ce côté… si altéré que soit le gosier de ce maître ivrogne, cinq mille livres ne se boivent pas ainsi du jour au lendemain, et avant qu’il ait tout bu, mes affaires seront arrangées, et si le poète ivrogne veut se montrer méchant ou simplement importun…

Un geste sinistre compléta la pensée du ténébreux voyageur qui secoua les épaules comme quelqu’un qui se dit qu’il a bien d’autres chiens à fouetter pour le moment.

Le carrosse, lancé à une allure folle, approchait de Versailles, et d’Étioles rajustait sa toilette, calme, maître de lui, ayant reconquis tout son sang-froid et toute son astuce.

Devant le palais il descendit, donna un ordre à son valet de pied qui partit vivement pour l’exécuter, et il entra avec assurance, la tête haute, le jarret tendu, redressant sa petite taille, un sourire insolent aux lèvres… en véritable conquérant.