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Damiens fit un effort comme pour s’arracher à un songe, et d’une voix lente répondit:

– Vous m’avez pris à votre service; vous m’avez payé largement pendant que je ne faisais rien pour gagner l’argent que vous me donniez: tout cela, monsieur, en prévision du moment où vous auriez besoin de moi… en prévision, aussi, du moment où vous feriez appel à mon bras… Ce bras, – ajouta-t-il d’un air farouche, – je l’ai vendu, vous l’avez acheté; il vous appartient… Le moment est-il venu de frapper?… parlez sans crainte… sans feinte… Je suis prêt… Ah! vous n’avez pas besoin d’exciter ma haine, contre… celui que vous savez… Cette haine, vous ne pourrez pas l’augmenter… car elle a atteint son point culminant… Oui! je le hais, cet homme, je le hais parce qu’il…

– Parce que?… demanda d’Étioles, qui frémissait devant cette explosion, en voyant que Damiens s’arrêtait au moment où son secret allait peut-être lui échapper.

Mais Damiens s’était ressaisi.

Ce fut donc très naturellement qu’il répondit:

– Je le hais parce qu’il vous a fait du mal, à vous… et que vous me payez pour aimer ceux que vous aimez et haïr ceux que vous détestez.

D’Étioles hocha la tête comme quelqu’un qui dit:

– Il y a autre chose aussi.

– Vous m’avez reproché mon manque de vigilance, monsieur… Si le moment est venu d’agir, ordonnez… je vous réponds que vous n’aurez pas de reproches à me faire de ce côté-là!

– Vive Dieu! fit d’Étioles que l’air de résolution farouche répandu sur toute la personne de Damiens remplissait d’aise; vive Dieu! vous êtes un terrible homme, mon maître, et il vaut mieux, je le vois, être de vos amis que de vos ennemis.

– Je le crois aussi, fit Damiens, sur un ton singulier, qui eût donné la chair de poule au sous-fermier s’il avait pu démêler la menace qui se cachait sous ces paroles d’apparence banale.

– Allons, fit d’Étioles, avec un jouteur de votre force il est inutile de finasser et le meilleur est d’aller directement au but.

Damiens fit un signe de tête qui signifiait que c’était aussi son avis.

– Voici donc ce que j’attends de vous, reprit d’Étioles.

Et d’Étioles parla longtemps.

Ce qu’il dit, ce qui fut arrêté entre ces deux hommes, les événements futurs se chargeront de nous l’apprendre.

Mais lorsque Damiens, muni des instructions du sous-fermier, se fut éloigné, d’Étioles, le visage illuminé d’une joie ardente, laissa tomber ces mots dans le silence de son cabinet:

– Le roi est mort.

Et, s’enveloppant d’un vaste manteau, il quitta l’hôtel en se disant:

– Maintenant, allons voir d’Assas… Ce cher chevalier me néglige trop décidément…

VIII LES EXPLICATIONS DE BERRYER

Pendant ce temps, Crébillon, en compagnie de Noé, après avoir touché à la caisse du sous-fermier le bon de cinq mille livres qu’il devait à la libéralité reconnaissante ou, pour être plus juste, à un habile calcul d’Henri d’Étioles, Crébillon était rentré chez lui, avait mis ordre à ses affaires et confié ses enfants à une voisine complaisante qui, moyennant une légère rétribution, voulut bien se charger de donner la pitance à tout ce petit monde.

Puis, rassuré sur le sort de ses pensionnaires, toujours escorté de Poisson qu’il ne perdait pas de vue, il s’était mis en quête d’un véhicule qui les conduisit à Versailles.

Arrivés à destination, Crébillon, qui connaissait parfaitement la ville, tandis que Noé, au contraire, n’y avait jamais mis les pieds, se fit conduire dans une modeste hôtellerie où il avait logé autrefois et qui, précisément, était située à égale distance du Château et des Réservoirs.

L’hôtelier les conduisit, sur leur demande, à une chambre à deux lits assez spacieuse et les quitta après avoir apporté une table garnie de plats nombreux et variés, et flanqués d’un nombre respectable de flacons poudreux.

Crébillon endossa un costume tout flambant neuf pendant que Noé, pour se mettre en appétit, débouchait un flacon et vidait onctueusement quelques verres d’excellent vin tout en suivant des yeux les détails de la toilette minutieuse à laquelle se livrait son ami.

Lorsque la toilette du poète fut terminée, il se trouva que Noé avait achevé de vider la bouteille.

Les deux amis s’assirent en face l’un de l’autre avec une égale satisfaction et, bravement, avec une ardeur non moins égale, ils donnèrent l’assaut au monceau de bouteilles et de victuailles qui encombraient la table.

Lorsque ce repas fut terminé, Crébillon contempla quelques instants Noé Poisson qui, contre son habitude, avait usé de quelque sobriété.

– Tu sais, dit alors le poète, que je vais voir Berryer… Nous ne savons pas ce qu’il adviendra de cette démarche… mais tu m’as formellement promis de ne pas bouger d’ici… et de ne pas te griser.

– Crébillon, je te le jure…

– Alors je puis partir tranquille?… tu ne te griseras pas?… Songe qu’il y va pour nous d’intérêts très graves!… dit Crébillon en quittant la table.

– Crébillon, ton manque de confiance m’offense outrageusement, fit Noé avec dignité.

– C’est bien, nous verrons si tu tiens ta promesse… Je pars.

– Que la fièvre quarte m’étouffe si je bouge d’ici!… que la peste m’étrangle si je vide plus d’une bouteille en t’attendant!…

– Allons!… à la garde de Dieu… ou du diable! fit le poète qui sortit, laissant Noé Poisson en face de quelques flacons.

– Va! va-t’en tranquille!… cria l’ivrogne; un disciple de Bacchus, comme tu dis, n’a qu’une parole!… J’ai juré de ne pas boire plus d’une bouteille, je tiendrai ma promesse.

Crébillon se dirigea rapidement vers le château, se disant qu’après tout son absence ne serait pas très longue sans doute et que Noé n’aurait pas le temps de se griser au point de perdre la raison.

Crébillon, tout comme Poisson, avait besoin d’une demi-ivresse pour jouir de la plénitude de ses facultés… seulement, ce qui n’était qu’une demi-ivresse chez cet homme habitué à absorber des quantités effrayantes de liquide, eût fait rouler par terre un buveur ordinaire.

Le poète, mieux que personne, savait la dose de liquide qui lui était nécessaire. Voilà pourquoi, sur le point de tenter, près de Berryer, une démarche qu’il jugeait scabreuse et même dangereuse, il s’était fait servir un copieux repas qu’il avait arrosé suffisamment pour se monter l’imagination.

Voilà pourquoi, aussi, il craignait tant une ivresse complète de la part de son compère et pourquoi il lui avait recommandé si instamment de ne pas bouger de l’hôtellerie tant que durerait son absence.

Au cas où il ne rentrerait pas, Noé avait besoin du peu d’intelligence que le ciel lui avait départi pour exécuter sûrement et surtout sainement les instructions détaillées que le poète lui avait données.

Après de longues heures d’antichambre, Crébillon fut enfin introduit auprès de M. le lieutenant de police.

Berryer se demandait, non sans curiosité, quel était le but de cette visite inattendue de l’auteur de Rhadamiste.

Néanmoins, l’impression qu’il avait emportée de sa visite, sous le nom de Picard, au carrefour Buci, avait été plutôt favorable au poète.