Aussi l’accueil qu’il lui fit fut-il très affable.
Sans finasseries, sans circonlocutions, celui-ci dit nettement ce qui l’amenait.
Pourquoi Mme d’Étioles avait-elle été enlevée?… Quel était ce danger pressant, dont avait parlé M. Picard, qui la menaçait?…
Pendant que le poète s’expliquait et posait des points d’interrogation, Berryer réfléchissait à ce qu’il allait dire et faire.
Berryer était un habile courtisan. En cette qualité il flairait toujours d’où venait le vent pour orienter sa barque.
Lorsqu’il avait cru s’apercevoir que le roi éprouvait pour Jeanne un sentiment beaucoup plus vif qu’il ne le croyait lui-même, il n’avait pas hésité à s’entremettre, se disant, non sans raison, que la reconnaissance du roi serait acquise à celui qui serait assez adroit ou assez heureux pour jeter dans ses bras la femme aimée.
La disparition subite et mystérieuse de Jeanne était venue bouleverser les plans du lieutenant de police.
Berryer, qui croyait à l’amour du roi pour Jeanne avait pensé que l’attitude de Louis XV vis-à-vis de la fausse comtesse du Barry ne tarderait pas à se modifier et qu’il reviendrait plus épris vers Mme d’Étioles… qu’il saurait bien trouver quand il serait nécessaire.
Mais, contre toute attente, le roi paraissait persister dans ses sentiments nouveaux pour la comtesse du Barry et ne parlait pas plus de Jeanne que si elle n’eût jamais existé.
La scène entre le roi et d’Assas que Louis, aveuglé par la jalousie et le dépit, lui avait racontée, en l’arrangeant à sa manière de voir, avait fait pénétrer en lui cette conviction, déjà fortement enracinée dans l’esprit du roi: d’Assas était l’amant de Mme d’Étioles!
Dès lors la conduite du lieutenant de police était toute tracée.
Berryer, connaissant le roi comme il le connaissait, se disait que jamais Louis, frappé dans son amour-propre, ne pardonnerait au chevalier et à Jeanne ce qu’il appelait leur trahison.
L’accueil fait à d’Étioles venant réclamer sa femme était venu confirmer le lieutenant de police dans ses résolutions et chasser de son esprit toute hésitation.
Le roi paraissant persister dans son caprice pour la comtesse du Barry, Berryer jugea prudent de changer immédiatement d’attitude et de faire sa cour à celle qui pouvait devenir une favorite.
Le roi persistant dans son mutisme au sujet de Jeanne, Berryer pensa qu’il serait imprudent à lui d’évoquer des souvenirs dangereux; car le roi, piqué au vif dans son orgueil, était parfaitement capable de faire retomber sa mauvaise humeur sur la tête du malencontreux ami qui, de par son intervention malheureuse, l’avait exposé à une pareille déconvenue.
Aussi Berryer n’hésita-t-il pas à sacrifier Jeanne et à se faire, par convenance personnelle, l’auxiliaire inconscient mais précieux des menées de M. Jacques.
Voilà quelle était la situation d’esprit du lieutenant de police au moment où Crébillon lui parlait.
– Mon cher monsieur de Crébillon, fit Berryer, je n’ai aucune raison de vous cacher pourquoi Mme d’Étioles a été enlevée et quel danger la menaçait. Voici donc la vérité exacte sur cet événement… auquel vous avez pris part. Vous savez que Mme d’Étioles fut très remarquée par le roi au bal de l’Hôtel de Ville.
De son côté, l’attitude de Mme d’Étioles vis-à-vis du roi donna à supposer que cette dame était loin d’être indifférente aux galanteries de celui-ci. Or, il entrait dans les vues de certaines personnes puissantes de pousser le roi vers une autre personne… Mme d’Étioles, dans ces conditions, devenait un danger vivant qu’il fallait écarter à tout prix… la mort de Mme d’Étioles fut décidée.
– La mort!… sursauta le poète indigné.
– Il y a de la politique là-dessous, monsieur de Crébillon, et la politique – vous ignorez cela, vous, heureux homme de théâtre -, a parfois des nécessités terribles… Or, j’étais au courant de toute cette intrigue… Comment?… c’est un secret que je ne puis divulguer… J’eus pitié de cette jeune femme si spirituelle et si belle et… je résolus de la sauver… Mais me heurter à ces personnages très puissants, je vous l’ai dit, c’était dangereux… je risquais d’être broyé moi-même… pourtant, en y réfléchissant, j’arrivai à cette solution: Que désirent ces gens?… écarter Mme d’Étioles du chemin du roi!… Pour cela, ce n’est pas besoin de supprimer une ravissante créature… il suffit de l’éloigner momentanément…
Plus tard, lorsque les plans de ces puissants personnages auront abouti, Mme d’Étioles pourra reparaître sans danger pour elle, n’étant plus elle-même un danger pour les autres, et même, en y regardant de plus près, il était probable que la reconnaissance de ces gens serait acquise à celui qui les aurait aidés dans leurs projets tout en empêchant un crime inutile. Comprenez-vous?
– Mais c’est affreux, ce que vous me dites-là! fit Crébillon tout pâle.
– La politique! monsieur, la politique!…
– Mais pourquoi n’avoir pas signalé le danger à Mme d’Étioles?
– Pourquoi?… Parce que si ce qu’on disait était vrai… si Mme d’Étioles avait un faible pour le roi, en lui apprenant la vérité, je risquais de l’éblouir… Or, je la connais, Mme d’Étioles! Sous une apparence frêle, elle cache une énergie rare et un courage indomptable… Qui sait si, éblouie, fascinée par ce qu’on lui aurait fait entrevoir, elle n’aurait pas volontairement risqué sa tête et non seulement refusé de s’éloigner, mais encore mis tout en œuvre pour conquérir le roi!
– C’est un peu vrai, ce que vous me dites-là, monsieur; Jeanne est assez romanesque!… fit Crébillon que le ton de sincérité de Berryer ébranlait fortement, mais qui pourtant ne pouvait se résigner à admettre tout ce que lui disait le lieutenant de police.
– Vous voyez bien, fit simplement Berryer.
– Alors il s’agissait d’éloigner Jeanne du roi?…
– J’ai eu l’honneur de vous le dire.
– Mais pourquoi ne m’avoir pas dit cela, à moi… lors de la visite de M. Picard?…
– Mon cher monsieur de Crébillon, il est des secrets qui tuent plus sûrement qu’un bon coup d’épée si on commet l’imprudence de les confier… même à son bonnet de nuit.
– Oh! oh! fit Crébillon qui frémit tant l’accent de Berryer avait été juste et sincère. Mais alors, pourquoi parlez-vous aujourd’hui?
– Parce que les personnages en question n’ont plus rien à craindre pour leurs projets.
– Ah! ils ont réussi?…
– Au contraire… ils ont échoué… et renoncent à la partie.
– Je ne comprends plus, fit Crébillon.
– Vous allez comprendre… Pendant que ces personnes luttaient contre Mme d’Étioles qu’elles croyaient être un danger…
– Eh bien?… interrogea Crébillon voyant que Berryer s’arrêtait.
– Eh bien! un troisième larron est survenu qui a mis tout le monde d’accord en confisquant à son profit l’objet du litige.
– Oh! oh! fit Crébillon en se grattant furieusement le nez. Et l’objet du litige, comme vous dites, c’est le…
– Chut! fit Berryer, ne nommons personne.
– Et moi qui croyais… fit Crébillon de plus en plus ébranlé.