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– Quoi donc… cher monsieur?

– Ma foi, monsieur Berryer, vous me faites l’effet d’un galant homme. Je vais être sincère avec vous et je vous dirai tout net que je vous ai soupçonné d’avoir enlevé Mme d’Étioles pour le compte du roi.

– Pour le roi! fit Berryer en éclatant de rire; mais, mon cher monsieur, d’où sortez-vous donc?… On voit bien que vous n’êtes pas homme de cour… sans quoi vous sauriez…

– Quoi donc?…

– Pardieu! répondit Berryer, il n’y a aucun inconvénient à ce que je vous dise ce que le premier gentilhomme venu du palais pourra vous apprendre comme moi… Le roi… monsieur de Crébillon, mais il n’est occupé que de Mme du Barry… tout le monde sait cela au château… bien qu’on ne le dise pas tout haut.

– Ah bah! dit Crébillon qui se grattait de plus en plus le nez… Alors ma supposition…?

Berryer haussa les épaules comme quelqu’un qui dit:

– Vous radotez.

– Me donneriez-vous votre parole, monsieur le lieutenant de police?… Pardonnez-moi si j’insiste… mais c’est que, voyez-vous, j’ai trempé dans cet enlèvement, moi… et, mort de ma vie! fit le poète en s’animant, si j’avais commis, même inconsciemment, cette abominable action de jeter entre les bras du roi cette enfant pour qui j’ai toujours eu autant d’affection que de respect, je ne me le pardonnerais jamais!

– Pardieu! pensa Berryer, voilà un honnête homme!

Et tout haut, sincèrement ému par l’indignation qu’il voyait sur les traits de cet homme, il dit:

– Foi de magistrat, monsieur, je vous donne ma parole que le roi ne voit pas Mme d’Étioles, qui n’est pas, qui n’a jamais été sa maîtresse!…

– C’est bien, monsieur, je vous crois… Encore une question, je vous prie, et je n’abuserai plus de votre bienveillante patience.

– Je suis à vos ordres, monsieur, dit civilement Berryer.

– Puisque Mme d’Étioles n’est pas chez le roi, avec le roi, où est-elle?… le savez-vous?… pouvez-vous me le dire?…

– Je l’ignore complètement… Si je le savais, ajouta-t-il, voyant que Crébillon esquissait un geste, je me ferais un devoir de vous l’apprendre, monsieur, car je vous tiens pour un parfait galant homme… Je dis ce que je pense!… Et la preuve, c’est que si je ne puis vous dire où se trouve Mme d’Étioles, puisque je l’ignore, je puis au moins vous nommer quelqu’un qui pourra, je le crois vous renseigner à ce sujet.

– Quelle est cette personne?

– M. le chevalier d’Assas.

– Le chevalier d’Assas! fit Crébillon abasourdi. Comment le chevalier, que j’ai du reste l’honneur de connaître, peut-il savoir ce que vous ignorez, vous, monsieur le lieutenant de police?…

– Par la raison très simple, fit Berryer en souriant, que le chevalier a rejoint Mme d’Étioles, lors de son enlèvement sur la route de Versailles, et que, depuis lors, tous deux sont introuvables… de sorte que, ne vous y trompez pas, si j’ai l’air de vous rendre un service en vous désignant le chevalier, en réalité je ne vous aide en rien, puisque le chevalier d’Assas, comme Mme d’Étioles, est disparu, évanoui.

– Disparus!… ensemble!… le chevalier et Jeanne!… Est-ce que…?

– Dame, mon cher monsieur, dit Berryer toujours souriant, Mme d’Étioles n’a pas encore vingt ans, le chevalier les a depuis si peu de temps… l’un rejoint l’autre sur une route… tous deux disparaissent ensemble… concluez vous-même.

– Corbleu! fit Crébillon, j’aimerais mieux ça!… Voyez-vous, fit-il, répondant à l’interrogation muette de Berryer, ce qui m’enrageait, ce n’est pas tant que Jeanne fût la maîtresse du roi, – la pauvre enfant est bien libre de ses actes et de ses sentiments, – mais bien qu’elle le fût par ma faute!… Alors vous comprenez que du moment que je n’y suis plus pour rien, Mme d’Étioles peut faire ce qui lui plaira… du diable si je m’en mêle!

Là-dessus, Crébillon prit congé de Berryer qui se disait:

– Cherche d’Assas… si tu le trouves, tu viendras me le dire!

Et tout comme d’Étioles, songeant à la bonne face d’ivrogne de Crébillon, à ses manières dénuées d’élégance, il dit:

– Où diable l’honnêteté va-t-elle se nicher!…

IX LE RÊVE D’UN IVROGNE

Noé Poisson, pendant que Crébillon discutait avec le lieutenant de police, était sagement resté dans la chambre où nous l’avons laissé.

Confortablement installé dans un vaste fauteuil, il était fortement excité par ses copieuses rasades. Noé, moins sage que Crébillon, n’avait pas eu la prudence de s’arrêter à temps dans ses amples libations.

L’ivrogne avait une idée fixe qui s’était emparée de son cerveau déjà plutôt obtus dans son état normal, et, en ce moment, de plus obstrué par les fumées de l’ivresse.

On aurait pu l’entendre grogner des phrases comme celles-ci:

– Je ne sortirai pas!… c’est juré.

Je ne boirai pas plus d’une bouteille!… Je l’ai promis.

C’était là son idée fixe, idée d’ivrogne, qui, lentement, s’emparait de lui et chassait toute autre pensée, toute autre préoccupation.

Or, il restait quatre flacons sur la table.

Il y avait longtemps que Crébillon était parti, longtemps que la première bouteille était vidée… longtemps que Noé avait soif.

L’ivrogne pourtant résista à la tentation.

Mais lorsque cette résistance eut duré un temps raisonnable, Noé Poisson, dont le visage s’éclaira soudain d’un large sourire, modifia tout à coup son refrain et s’écria:

– Je ne boirai pas plus d’une bouteille… à la fois!…

Et, enchanté de cet arrangement, il se répéta:

– À la fois!… à la fois!… mais du moment que je ne bois qu’une bouteille à la fois, je tiens ma promesse… donc je puis boire tant que je voudrai… pourvu que je ne boive pas plus d’une bouteille à la fois.

Et Noé, convaincu par cette logique écrasante, s’empressa de décoiffer un deuxième flacon.

Crébillon ne revenant toujours pas, un troisième, puis un quatrième flacon suivirent.

Et, chose curieuse, à mesure qu’il buvait, son esprit, – tranquillisé sans doute par cette excuse qu’il avait ingénieusement trouvé d’un flacon à la fois, – son obsession prenait une autre forme, et il se disait:

– Tu ne sortiras pas!…

Tant et si bien que, ne tenant plus sur ses jambes que par un miracle d’équilibre, sans s’en rendre compte, sans savoir comment, tout en répétant: «Tu ne sortiras pas,» Noé se trouva dehors.

Le soir commençait à tomber, mais il faisait cependant suffisamment jour.

Pourtant, si solide que fût notre ivrogne, si habitué qu’il fût à des beuveries monstres, la dose de liquide qu’il venait d’absorber était effroyable et dépassait toute mesure.

Il allait comme un automate, ouvrant des yeux énormes, comme s’il eût voulu s’emplir la vue de choses que seul il voyait.

Mais il n’alla pas loin: la réaction produite par l’air frais du dehors lui produisit l’effet d’un coup de poing sur le crâne et il tomba comme une masse… vaincu peut-être par l’ivresse… frappé peut-être par une congestion.