Et tout en rendant politesse pour politesse, Crébillon se disait:
– Que la peste m’étrangle si je remets jamais les pieds chez toi, Teuton de malheur!
Le poète était rancunier; il ne pardonnait pas à cet inconnu d’avoir perdu trois jours à surveiller inutilement sa maison, alors qu’il avait de si sérieuse besogne à accomplir.
Il était furieux aussi contre Noé qui avait sottement mêlé le rêve à la réalité, et furieux surtout contre lui-même qui avait accepté bénévolement, pour de bonnes réalités, les billevesées d’un ivrogne. Et il se disait pour s’excuser lui-même:
– Mais aussi, comment n’être pas frappé par des coïncidences aussi extraordinaires!
Pourtant, si le pauvre Crébillon avait connu toute la vérité, il eût été bien plus furieux encore… mais pour d’autres causes.
Cette vérité, nous la connaissons, nous, et nous allons la dévoiler au lecteur, s’il veut bien.
XII CE QUI SE PASSAIT DANS LA MAISON DES RÉSERVOIRS
Nous reprendrons M. Jacques où nous l’avons laissé: au chevet de Jeanne, attendant patiemment que la jeune femme fût en état de reprendre l’entretien qu’il voulait avoir avec elle.
Jeanne avait la fièvre et délirait, mais M. Jacques était bien convaincu que son état n’avait rien d’alarmant.
La potion calmante, qu’il avait soigneusement préparé lui-même, devait procurer à la malade quelques heures d’un repos réparateur suffisant, croyait-il, sinon à la remettre sur pied, du moins à lui rendre une partie de ses forces et à chasser la fièvre.
Certes la secousse avait été effroyable, surtout pour une nature aussi fine et délicate que celle de Jeanne, et de longs jours s’écouleraient sans doute avant qu’elle fût remise complètement du trouble occasionné par l’écroulement de ses rêves secrets et par la perte de ses illusions les plus chères.
Longtemps encore la douleur étreindrait cette âme subtile et raffinée, troublerait cette intelligence souple et déliée… Mais cela importait peu à cet homme terrible que rien ne pouvait détourner du but poursuivi. Au contraire, l’affaiblissement moral de la jeune femme arrivait à point nommé pour servir ses desseins… il pourrait ainsi plus facilement pétrir à son gré cet esprit volontaire et hautain qui, dans la plénitude de ses moyens, lui eût sans doute échappé!
Tout étant pour le mieux, M. Jacques s’était retiré attendant un mieux qu’il espérait très prochain.
Mais le coup avait été trop rude, au-dessus des forces de la jeune femme.
Le lendemain, au lieu du mieux espéré, l’état avait gravement empiré: la fièvre avait redoublé d’intensité et le délire persistait, tenace et effrayant.
Assez inquiet, M. Jacques dut se résigner à faire venir un médecin qui fut d’ailleurs choisi parmi les affiliés de la redoutable compagnie dont il était le chef suprême.
Ce médecin ne cacha pas que l’état de la malade, qu’on ne lui avait pas nommée, était des plus graves et qu’il ne pouvait répondre de la sauver.
M. Jacques resta fort perplexe à cet aveu tout franc et tout net que le docteur venait de lui faire sur son ordre même.
Alors le comte du Barry était intervenu.
L’âme de cet homme, pétrie de fange et de fiel, s’était dévoilée là dans toute sa hideur. Et, cyniquement, il avait déclaré ouvertement que, selon lui, le mieux était de profiter de la maladie qui venait de se déclarer si fort à propos: laisser la patiente se débattre seule contre le mal, ne lui apporter aucune aide de façon à ce qu’elle succombât infailliblement.
C’était tout bellement un assassinat que le comte proposait là, mais il colorait l’infamie de l’action proposée par ce raisonnement spécieux: Mme d’Étioles serait morte ainsi naturellement sans que personne y eût prêté la main.
Les raisons qu’il donnait pour justifier sa proposition étaient que: le roi n’était pas suffisamment épris de la comtesse; qu’un retour vers Mme d’Étioles était toujours à craindre surtout si le roi, d’aventure, apprenait dans quel état fort alarmant sa conduite avait mis la belle énamourée; bref… la malade étant un danger vivant, le mieux était de profiter de l’occasion et de la laisser disparaître, car, ajouta-t-il en terminant:
– Morte la bête, mort le venin!
Telles étaient les raisons que le comte du Barry avait données tout haut.
Mais il en avait d’autres qu’il gardait par devers lui et qui étaient les suivantes:
Le chevalier d’Assas était féru d’amour pour cette péronnelle qui, décidément, tournait la tête à tout le monde; or, puisqu’à la suite d’il ne savait encore quelle étrange aventure, il avait sottement manqué ce d’Assas qu’il croyait si bien tenir, quelle plus belle vengeance pouvait-il rêver que celle de se donner l’immense satisfaction d’aller annoncer lui-même au beau jouvenceau désarmé la mort de sa donzelle.
Voilà ce que dans sa haine féroce il avait trouvé.
M. Jacques avait écouté froidement les raisons invoquées par le comte pour motiver la nécessité de ce meurtre.
Nous ne voulons pas faire cet homme plus mauvais qu’il n’était, nous devons le présenter impartialement en laissant à la conscience du lecteur le soin de prononcer un jugement.
M. Jacques n’était pas une brute sanguinaire comme le comte du Barry.
Il était plutôt d’un naturel doux et paisible; il ne faisait pas le mal pour le mal; il n’avait ni amis ni ennemis: c’était, pour ainsi dire, une entité vivante.
Le mal ou le bien, pour lui, c’était ce qui secondait ou paralysait les intérêts de sa société. Il n’avait ni haine ni amour, ni pitié ni méchanceté. Il n’avait qu’un but qu’il devait atteindre; au-devant de ce but, des obstacles; autour de lui, des concours plus ou moins dévoués ou désintéressés.
Les concours, il les récompensait suivant leur mérite, sans joie, sans gratitude, uniquement par nécessité, la récompense étant obligée si on veut faire durer les concours.
Les obstacles, il les brisait sans faiblesse, sans remords, mais sans haine, uniquement par nécessité aussi. Si l’obstacle était une existence humaine, il essayait d’abord de l’écarter de son chemin. S’il ne réussissait pas, alors, mais alors seulement, il frappait. Mais, même en frappant, inexorable comme le destin, il n’était pas incapable d’un sentiment de pitié ou d’admiration si l’obstacle supprimé était digne de l’une ou de l’autre.
Il avait donc écouté sans broncher et sans indignation le comte du Barry, calculant froidement de quelle utilité la mort de Mme d’Étioles pourrait lui être, soupesant, par contre, quelle gêne et quelles entraves elle pourrait apporter à ses desseins s’il la laissait vivre. Et le résultat de ses réflexions avait été que cette mort ne pouvait lui être d’aucune utilité, tandis que Jeanne vivante pouvait encore lui servir à l’accomplissement de ses desseins.
Il déclara donc que l’existence de Jeanne était indispensable à la réussite de ses plans et qu’il entendait que chacun fit l’impossible pour la tirer du danger qu’elle courait.