Par Tournehem, de Bernis était assuré de connaître les moindres actions du mari de Jeanne, M. Jacques ayant un intérêt capital à être renseigné sur les actes de ce personnage qu’il savait, maintenant, capable de se jeter à la traverse de ses projets et de lui occasionner des tracas qu’il jugeait plus prudent de prévenir.
C’était sur ces entrefaites que le valet Lubin et le comte du Barry, accompagnant le docteur mandé en toute hâte auprès de Mme d’Étioles, avaient commis l’imprudence d’échanger sur le pas de la porte les quelques paroles surprises par Noé dans son ivresse.
Le vicomte d’Apremont, ou, pour lui laisser le nom qu’il tenait à garder lui-même, Lubin, s’était oublié, dans un accès de mauvaise humeur, jusqu’à prononcer des noms propres. Or, par fatalité, le malheur voulait qu’un ivrogne se fût trouvé dans cette ruelle, où ne passaient pas dix personnes dans la journée, juste à point nommé pour surprendre une conversation qui n’aurait jamais dû être tenue dans cet endroit et cela juste au moment où le maître venait de recommander la plus grande prudence, la plus étroite vigilance autour de Mme d’Étioles. C’était vraiment jouer de malheur!
Lubin, furieux contre lui-même, n’en avait pas dormi de la nuit. Il était à peu près certain que cet ivrogne n’avait rien entendu, rien compris; n’importe! quelle diantre de mouche l’avait piqué là d’aller bavarder comme une vieille commère sur le pas d’une porte!
Oh! le comte avait bien eu tort de ne pas étrangler tout à fait ce maudit ivrogne qui avait eu la malencontreuse idée de se venir vautrer devant leur porte juste au moment où lui, Lubin, avait la sottise de lâcher son caquet imprudent.
Ah! si le maître apprenait la chose, Lubin ne donnerait pas deux liards de sa peau. Il fallait à tout prix racheter cet oubli impardonnable par une surveillance incessante.
Dans ces dispositions d’esprit, le valet était descendu le lendemain de grand matin, se postant derrière le judas de la porte, surveillant la rue.
Le raisonnement de Lubin était très simple; il s’était dit:
– Si mon ivrogne est un ivrogne véritable amené là par un hasard fatal, il est certain que je ne verrai rien d’anormal. Si, au contraire, l’homme était un faux ivrogne, ou si même véritablement il a surpris quelques mots et qu’il veuille en avoir le cœur net, il est non moins certain qu’il viendra rôder par ici… Alors je le verrai, je le reconnaîtrai, je le devinerai… et je verrai ce que j’aurai à faire.
Ce raisonnement était assez juste. En tout cas il devait être couronné de succès.
Au bout de quelques heures d’une faction patiente et tenace, Lubin était récompensé de sa peine en voyant Crébillon et Noé qui s’arrêtaient devant la porte.
Dire que Lubin reconnut Noé, non. Il n’avait fait que l’entrevoir dans l’obscurité, et nous avons vu que le poète avait eu l’idée de lui faire endosser un autre costume.
En outre, Crébillon avait eu la prudence de s’éloigner le plus vite possible de la fameuse porte, entraînant à sa suite Noé, dans la crainte qu’il avait que celui-ci ne fût reconnu.
Malheureusement cette prudente retraite avait été effectuée trop tard. Le valet, derrière sa porte, avait eu le temps de les dévisager et, toute sa prudence étant déjà en éveil, il ne les avait pas perdus de vue.
Malheureusement aussi, les exclamations bruyantes de l’ivrogne en reconnaissant tour à tour la borne et le marteau brisé, et en retrouvant le galon de son habit, ses jeux de physionomie, très significatifs, suffirent amplement à le trahir, à donner l’assurance au valet qu’il avait été bien inspiré, qu’il avait là devant lui son ivrogne de la veille et que cet ivrogne avait certainement surpris quelque chose puisqu’il revenait là le matin même avec ce compagnon à face d’ivrogne et qui lui était inconnu.
Lubin, tout en continuant sa surveillance, se demandait ce qu’il allait faire, mais ne trouvait rien.
Cependant son ivrogne repassait devant la porte, retournant sans doute d’où il venait; quant à son compagnon, il le vit entrer dans la petite auberge, presque en face, et un sourire de satisfaction lui vint aux lèvres à cette constatation.
Lubin quitta aussitôt son poste d’observation, grimpa quatre à quatre les degrés qui conduisaient à l’étage supérieur, monta plus haut, jusqu’au grenier, s’approcha avec précaution d’une lucarne, fit entendre une sorte de modulation bizarre produite en soufflant dans un minuscule instrument qu’il avait sorti de sa poche, et attendit.
Quelques instants plus tard la même modulation bizarre, venant de la maison d’en face, parvint à ses oreilles.
Alors il s’écarta de la lucarne, et, ayant accompli sans doute une besogne importante, car il paraissait très content de lui-même, il s’assit dans un coin, sans se soucier de la poussière, et se mit à réfléchir.
Lubin n’était sans doute pas très inventif ou bien ce qu’il voulait faire était peut-être très difficile, car au bout d’un quart d’heure il se redressait, n’ayant rien trouvé; puis, prenant, comme on dit, son courage à deux mains, il redescendait, et, tout penaud, se présentait devant le maître: M. Jacques.
Une fois en présence de son supérieur, Lubin se mit humblement à genoux et confessa sa faute avec une entière franchise, n’omettant pas, bien entendu, de faire valoir ce qu’il avait fait depuis le matin pour racheter sa faute.
C’était là tout ce que l’infortuné Lubin, terrifié à l’idée du courroux qu’il allait déchaîner et du châtiment exemplaire qui allait s’abattre sur sa tête, avait trouvé.
Et s’il avait pu voir le coup d’œil terrible de son maître pendant qu’il parlait la tête basse, s’il avait pu voir la crispation de ses doigts fins et aristocratiques sur le velours du fauteuil, il eût été bien plus terrifié encore.
Mais, tandis qu’il parlait, M. Jacques réfléchissait et, après avoir maudit intérieurement la sotte imprudence de ce sous-ordre, il en avait vite pris son parti et dressé tout un plan.
Aussi, quand il eut fini, au lieu des reproches sanglants auxquels il s’attendait, Lubin fut-il tout surpris d’entendre le maître qui lui demandait avec douceur:
– Avez-vous songé à prévenir en face, mon enfant?
– Oui, monseigneur. L’homme, depuis qu’il est entré, est en observation. Pas une de ses paroles, pas un de ses gestes ne nous échappera. Quand il sortira, il sera suivi et nous saurons qui il est, où il demeure, et quels sont les moyens dont il dispose.
– Bien, mon enfant, c’est parfait! Relevez-vous.
Lubin, qui était resté tout ce temps à genoux, se releva, se demandant s’il rêvait.
– Mon enfant, reprit M. Jacques, je devrais vous punir sévèrement, car vous avez commis une faute… une grave faute… malgré mes ordres formels… mais à tout péché il y a miséricorde… D’ailleurs, votre repentir sincère, l’aveu rapide et franc de votre faute m’incitent à la clémence… Allez donc en paix, mon enfant, vous êtes pardonné… pour cette fois-ci… Mais, reprit-il avec un calme et une douceur plus terribles qu’une menace, mais ne péchez plus!… Allez!… j’ai besoin de réfléchir.
Lubin, abasourdi par cette clémence à laquelle il était loin de s’attendre, sortit, enchanté, au fond, d’en être quitte à si bon compte et se promettant bien, à l’avenir, de veiller sur sa langue et de racheter ce moment d’oubli par une soumission aveugle.
Quelques instants plus tard, la soubrette, munie d’instructions précises, sortait ostensiblement pour aller chercher des médicaments et remettait au droguiste un billet plié d’une façon particulière que celui-ci prenait des mains de la fille de chambre et dépliait avec un respect manifeste.