– Un bourgeois? fit avec humeur la comtesse. Si c’est pour des offres de services, voyez vous-même, Nicole. Je n’ai pas le temps.
– Bien, madame!
Sans plus s’occuper de la soubrette elle s’était remise à son travail, lorsqu’une voix douce et humble dit derrière son dos:
– Daignez excuser mon indiscrète insistance, madame. L’affaire qui m’amène est très importante et je puis vous assurer que vous ne regretterez pas de m’avoir entendu.
La foudre tombant sur elle à l’improviste n’eût pas produit un effet plus saisissant que ces quelques paroles tombant sur la tête de la jeune femme.
Elle demeura pétrifiée, la tête tournée vers son interlocuteur, les yeux hagards, les doigts convulsivement crispés sur le carton étalé sur ses genoux.
L’homme, pourtant, n’avait rien de bien effrayant.
C’était un bon petit bourgeois, d’aspect bonasse, tout souriant et respectueusement courbé en deux, ce qui lui permettait de contempler de plus près le dessin qui s’étalait à deux pouces de son visage.
L’homme s’était redressé et son œil s’était posé un instant sur la soubrette, qui tout aussitôt s’était éclipsée, comme si ce regard eût contenu un ordre muet.
Maintenant, la comtesse était agitée d’un tremblement nerveux très apparent et, pâle comme une morte, son carton à la main, se tenait debout, dans l’attitude d’un coupable pris sur le fait.
Ce paisible bourgeois, qui entrait ainsi chez elle comme dans un moulin, et juste à point pour la surprendre dans une besogne secrète; ce bourgeois qui, chez elle, paraissait plus à son aise qu’elle-même; ce bourgeois enfin qui, devant elle, donnait des ordres muets si promptement exécutés, c’était M. Jacques lui-même.
Lorsqu’il se fut assuré que Nicole était bien partie, M. Jacques prit un fauteuil, s’assit tranquillement, et d’un ton très calme, comme s’il eût été désormais le maître dans cette maison, il dit avec douceur:
– Remettez-vous, mon enfant, je vous en conjure. C’est ma visite qui vous trouble: vous craignez que la domesticité ne s’en empare et ne la dévoile au roi… Rassurez-vous, mes précautions sont bien prises. Je suis pour tout le monde ici un joaillier qui veut vous offrir quelques pierres précieuses. Ces pierres, les voici, je vous les donne, et tout à l’heure, en sortant, je remettrai à votre camériste quelques centaines de livres pour la récompense d’avoir mis l’honnête artisan que je suis à même de traiter une affaire importante avec vous. Car ces pierres, je vous les ai vendues, bonne affaire pour moi, vous pourrez le dire au roi en les lui montrant… Vous voyez donc bien que vous n’avez rien à craindre.
Et ce disant, toujours calme et souriant, M. Jacques sortait de sa poche un écrin contenant un collier de toute beauté qu’il déposait sur un meuble.
En l’écoutant parler, Juliette se reprenait peu à peu. Mais le malencontreux dessin qu’elle avait à la main la gênait terriblement et elle ne savait comment faire pour le dissimuler sans avoir l’air de le cacher.
Enfin, ayant reconquis tout son sang-froid, elle se décida à poser très naturellement le carton debout contre un meuble, en ayant soin de placer le dessin du côté du meuble.
Mais alors M. Jacques, avec un naturel parfait, dit:
– Vous dessiniez, je crois, mon enfant?
– Oh! fit Juliette, qui sentit la sueur lui perler à la racine des cheveux. Oh! quelques ébauches informes seulement.
– Bien, bien, mon enfant, mais je vous en prie, reprenez votre place, continuez votre travail… Vous comprenez, ajouta-t-il avec bonhomie, on pourrait trouver étrange qu’une aussi grande dame que vous se dérangeât pour un pauvre diable d’artisan comme moi. Reprenez donc vos occupations… il le faut.
La comtesse, devinant l’ordre formel dissimulé sous ces paroles prononcées d’un ton paternel, dut se résigner.
Elle reprit donc sa place et le malheureux carton, sentant bien que le meilleur parti était de paraître montrer ostensiblement ce qu’elle ne pouvait cacher.
M. Jacques cependant s’était approché et considérait le travail presque entièrement achevé d’un air où il eût été impossible à l’observateur le plus attentif de démêler la moindre signification.
Même, après avoir dit par pure politesse:
– Vous permettez?
Il prit le dessin des mains de Juliette qui attendait, calme en apparence, mais le cœur bondissant dans la poitrine. Il le considéra longuement en hochant la tête d’une manière approbative et le rendit en disant, toujours très calme, sans laisser paraître la moindre trace de contrariété:
– C’est bien, c’est parfait! la ressemblance est frappante… Je vous fais mes compliments, ma chère enfant; si vous réussissez aussi bien le portrait du roi que celui de ce petit d’Assas, Sa Majesté aura lieu d’être satisfaite.
Ce fut tout.
M. Jacques se rassit, joua machinalement avec une modeste tabatière en argent, y puisa une prise et finalement la remit dans sa poche avec le geste de quelqu’un qui dit qu’il est venu pour des choses autrement importantes, et demanda à la comtesse stupéfaite:
– Eh bien, où en sommes-nous, mon enfant?… que dites-vous?…
– Je dis, monsieur, que le roi ne se déclare pas vite, que je m’ennuie à mourir ici, et que ce n’est pas là l’existence que vous m’aviez fait entrevoir.
Comme on le voit, Juliette employait la tactique familière à toutes les femmes. Craignant des reproches qu’elle sentait mérités, elle prenait les devants et se faisait agressive.
Placidement, M. Jacques répondit:
– Patience! patience! tout cela va changer d’ici peu.
– Patience?… cela vous va bien à dire, à vous. En attendant, moi, je suis séquestrée ici, il m’est interdit de sortir, puisque selon vos instructions, j’ai fait croire au roi que j’avais écrit au comte du Barry qu’étant malade il m’était impossible de venir le rejoindre à Versailles et qu’il fallait de toute nécessité renvoyer mon départ à une date indéterminée. Je comprends parfaitement qu’il fallait sauver les apparences aux yeux du roi, qui eût pu s’étonner de voir le comte, que je lui ai donné comme fort jaloux de ma personne, rester paisiblement ici sans s’inquiéter de moi alors qu’il avait annoncé lui-même au roi mon arrivée pour le lendemain ou le surlendemain.
J’ajoute même que Louis a paru se divertir beaucoup de ce qu’il a appelé un bon tour à jouer à ce pauvre comte, et qu’il a promis de faire en sorte, de son côté, de retenir le comte au cas où celui-ci aurait eu des velléités de venir s’assurer par lui-même de l’état de ma santé. Tout cela est très bien, mais il n’en est pas moins vrai que je suis prisonnière ici, que je ne puis sortir, que nul, en dehors du roi, ne vient me voir, et que je m’ennuie, je vous le répète, à mourir!
– Tout ce que vous me dites là est parfaitement juste et je comprends en effet que cette sorte de claustration pèse douloureusement à une aussi jolie femme que vous. Mais je venais justement vous annoncer que cette prudente réserve qui nous était imposée par les circonstances n’avait plus sa raison d’être. Nous touchons au but, ma chère enfant; d’ici peu cette solitude qui vous pèse tant cessera. Peut-être même recevrez-vous tant de visites intéressées que vous la regretterez alors, mais ceci ne me regarde pas. En attendant, puisqu’il vous serait si doux d’aller et de venir, sortez, ma chère enfant, sortez tant qu’il vous plaira.
– Quoi! fit Juliette étonnée d’obtenir si facilement une chose à laquelle elle tenait pour de toutes autres raisons que celles qu’elle donnait, quoi! vous permettez?…