Ce disant, il découvrait sa poitrine et montrait au baron stupéfait, saisi de respect, un minuscule insigne d’or, suspendu à une chaîne de même métal et portant gravé au centre quelques signes cabalistiques.
Le baron de Marçay, depuis qu’il s’était trouvé en présence de ce visiteur inconnu, avait passé tour à tour de la morgue la plus insolente à une sorte de déférence, de la déférence à l’impatience, à l’ironie, puis finalement à la révolte. Maintenant il témoignait le respect le plus profond et le plus sincère. À la vue de ce joyau, il tomba à genoux et, baissant la tête, joignant les mains, il dit humblement, avec contrition:
– Absolvez-moi, mon père! car… je vais pécher!
– M. Jacques, en le voyant à ses pieds, se redressa et transfiguré, méconnaissable, avec un geste d’une indicible majesté, il prononça la formule sacerdotale:
– Ad majorem Dei gloriam!… Absolvo te in nomme Patris et Filii et Spiritus Sancti.
– Amen! répondit le baron en se frappant la poitrine avec une contrition parfaite.
– Maintenant, mon enfant, il me reste à vous faire deux recommandations importantes: la première, c’est d’oublier que je suis un père de notre sainte mère l’Église et de ne voir en moi que le modeste bourgeois que je parais être.
– Bien, monsieur, vous serez obéi, répondit le baron en se relevant.
– La deuxième, c’est de ne jamais reconnaître plus tard la personne dont je viens de vous entretenir. Quel que soit l’endroit où vous la retrouviez, en quelque circonstance que ce soit… et si haut placée qu’elle soit… vous ne la connaissez pas, vous ne l’avez jamais vue… à moins d’ordre contraire… Jurez-le, mon enfant?
– Je le jure! fit le baron.
– C’est bien, je n’ai plus rien à faire ici, je me retire… N’oubliez pas que je ne suis qu’un pauvre bourgeois, traitez-moi en conséquence dès maintenant, fit M. Jacques qui se leva et reprit son petit air modeste.
– Encore un mot, monsieur, je vous prie, fit l’officier décidément vaincu et maté. Devrais-je surveiller la correspondance et les entrevues du prisonnier?
– C’est inutile, mon enfant, je sais à qui il pourra écrire et ce qu’on pourra lui dire. Adieu, mon enfant.
Le baron se dirigea vers la porte, appela un de ses hommes, et, de son air dédaigneux, laissa tomber:
– Laissez passer cet homme!
M. Jacques sortit comme il était entré, en faisant force révérences.
À l’étage du dessous, il retrouva du Barry qui l’attendait impatiemment.
– Mon cher comte, fit M. Jacques en le voyant conduisez-moi vers… – ici un nom murmuré à l’oreille de du Barry. – Vous serez libre ensuite.
Docilement, le comte le conduisit jusqu’à la porte du personnage désigné où il le laissa entrer, et se retira définitivement.
Le personnage que M. Jacques venait visiter ainsi avait le grade de lieutenant-général dans les armées du roi. Il avait de plus un poste à la cour puisqu’il occupait un appartement au château. Ce personnage reçut pourtant son visiteur avec les marques d’un respect évident.
M. Jacques pourtant ne lui dit que quelques mots qu’il laissa tomber comme un ordre:
– Marquis, vous avez sous vos ordres le baron de Marçay. Ce jeune homme me paraît avoir des scrupules… Surveillez-le de très près… Vous me répondez de lui.
Sur cet ordre bref, le mystérieux bourgeois quitta à son tour le château.
XVI AUTOUR DU PRISONNIER DU CHÂTEAU
Après le départ de M. Jacques, la comtesse du Barry était restée plongée dans une angoisse profonde.
Elle avait appris à connaître le maître redoutable qu’elle s’était donné par ambition, et maintenant qu’elle n’avait plus qu’à étreindre solidement le but qu’elle touchait déjà, cette tutelle occulte, mais formidable, qui ne la laissait même pas maîtresse de ses pensées, lui pesait lourdement, l’obsédait comme un cauchemar affreux et la plongeait parfois dans des crises de rage impuissante.
Le calme apparent de cet homme passé maître dans l’art de la dissimulation n’était pas fait pour la rassurer et elle n’en avait pas été dupe complètement.
Elle était trop intelligente pour ne pas s’être rendu un compte exact des dangers que sa passion pour le chevalier pouvait lui faire courir. Et si l’amour qui la possédait était assez violent pour lui faire oublier toute autre considération, elle comprenait parfaitement, en revanche, qu’il n’en était pas de même pour ceux qui la faisaient agir et qui, n’ayant pas à attendre de cet amour les mêmes satisfactions qu’elle, ne devaient voir que le péril imminent auquel il les exposait et devaient nécessairement lutter de toutes leurs forces pour le contrarier en supprimant au besoin celui qui en était l’objet.
Le calme parfait de M. Jacques l’effraya donc beaucoup plus que ne l’eussent pu faire colères et menaces. Elle sentait confusément qu’il n’avait pas cru un mot de l’explication qu’elle lui avait fournie en affirmant qu’elle ne faisait le portrait de d’Assas que pour l’attribuer à Mme d’Étioles, dans l’intention de la perdre irrémédiablement dans l’esprit du roi. Et elle eut l’intuition vague qu’il allait se tramer contre elle et d’Assas quelque ténébreuse machination où, si, par intérêt, elle était ménagée, il serait, lui, l’innocent, infailliblement broyé.
Cette pensée la révolta et elle résolut d’agir sans perdre une minute.
Personnellement, elle ne craignait pas grand’chose. Elle se sentait trop indispensable à la réalisation des projets de son ténébreux protecteur pour se croire menacée; d’ailleurs le roi, pensait-elle, saurait bien la protéger, le cas échéant.
Toutes ses appréhensions étaient pour d’Assas qui, seul et prisonnier, allait être exposé à des coups redoutables qu’il serait impuissant à parer.
C’était une femme énergique et résolue que Juliette Bécu, on a pu s’en rendre compte; elle résolut de lutter opiniâtrement et de tenter l’impossible pour arracher celui qu’elle aimait aux coups qui le menaçaient.
En ce moment, M. Jacques ne lui inspirait plus ni respect ni terreur. Elle se sentait prise d’une haine violente, implacable contre cet homme qui, non content de la tenir en son pouvoir, se dressait comme une menace vivante entre elle et le seul être qu’elle eût aimé au monde.
En attendant, l’arrivée soudaine de M. Jacques bouleversait toutes ses résolutions.
Il ne s’agissait plus de tergiverser. Elle connaissait trop son adversaire pour savoir qu’il ne perdrait pas de temps, lui. Il lui fallait donc agir aussi promptement, mais comment?… dans quel sens?…
S’adresser directement au roi, lui arracher la grâce du chevalier?… c’était un moyen qu’elle ne pourrait employer que plus tard, quand le courroux du roi serait apaisé et quand son pouvoir à elle serait solidement assis. Mais, pour le moment, c’était bien chanceux!… et il n’y avait pas de temps à perdre.
La seule solution possible était de faire fuir le chevalier.
Certes, ce n’était pas là chose aisée, mais avec de l’argent, – ses bijoux représentaient une fortune -, de l’intelligence et de la ruse; avec, par là-dessus, le charme tout-puissant d’une beauté comme la sienne, il lui semblait que ce n’était pas impossible.
Indépendamment de ces ressources dont elle appréciait la valeur, elle possédait une arme puissante qu’elle ne faisait pas entrer en ligne de compte, parce qu’elle était latente en elle, sans qu’elle s’en rendît compte: c’était l’absence complète, mais inconsciente, de tout préjugé et de sens moral. Car il ne faut pas oublier que Juliette Bécu, lorsque M. Jacques était venu la prendre par la main, exerçait la profession de fille galante, et ce passé ignominieux n’était pas encore assez loin pour qu’elle eût pu s’abstraire de certaines tares inhérentes à sa profession, s’élever jusqu’à la compréhension de choses vaguement entrevues, et encore moins à l’assimilation de délicatesses insoupçonnées.