– Soit, fit-il très froidement, instigatrice non; mais complice oui. Cela, vous ne le niez pas, j’espère?
Honteuse, mais franche, elle baissa la tête, accablée.
– Et cela n’est rien, cela, je vous le pardonnerais volontiers… Mais vous avez osé tramer je ne sais quelle odieuse machination contre cette enfant si pure, si candide: Mme d’Étioles… que j’aime, entendez-vous?… Vous avez osé l’attirer dans un guet-apens où elle devait laisser sa vie et son honneur, vous détenez encore l’un et l’autre dans votre main et vous n’ouvrez pas cette main?… et vous osez parler d’insultes, vous… vous qui avez par des moyens tortueux et infâmes capté la confiance et la faveur du roi?… Allons donc!… tenez, vous me faites rire!
Et d’Assas, en effet, éclata d’un rire furieux.
Elle cependant sentait la colère la gagner. Elle s’était attendue à de la résistance: elle rencontrait la violence et, sinon l’injure elle-même, du moins, ce qui était plus terrible encore, des accusations plus injurieuses que des épithètes violentes, d’autant plus sanglantes qu’elle devait les reconnaître vraies et fondées.
Cette véhémente colère du chevalier l’irritait; ses accusations si nettes la fouillaient dans son orgueil de favorite de fraîche date: son amour-propre de jolie femme souffrait aussi de ce mépris écrasant, de cet aveu dédaigneusement fait d’un amour pour une autre.
Ce n’était pas une nature sentimentale que celle de Juliette Bécu. C’était, au contraire, une nature violente et désordonnée, doublée d’un certain sens positif.
Autant elle s’était sentie attirée vers d’Assas par un amour d’autant plus violent qu’il était le premier, et vraiment sincère et désintéressé; autant elle eût accepté les pires humiliations pour cet amour si un espoir, si vague fût-il, de le faire partager lui était apparu, autant elle était capable de renier cet amour devant la résistance aussi opiniâtre; autant le mépris et le dédain qu’on lui montrait pouvaient changer cet amour en une jalousie féroce qui n’eût rien épargné, même l’objet de cet amour lui-même, la jalousie poussée à de certaines limites atteignant les apparences de la haine la plus violente.
Elle était toute prête pour la révolte franche et ouverte, pour la lutte violente et acharnée, mais une lueur de raison la retint, un espoir vague lui conseilla la douceur et la résignation, car elle sentit nettement qu’une parole de colère pouvait amener l’irréparable et qu’une fois lâchée, elle-même ne saurait plus se contenir, et tout serait irrémédiablement perdu.
Elle eut donc la force de se maîtriser et de refouler en elle les paroles de révolte et de menaces qui lui venaient aux lèvres.
Lui, cependant, continuait de sa voix stridente:
– Et vous osez venir me parler de votre amour!… Vous osez m’offrir je ne sais quelles garanties!…
– Il doute encore de mon amour, après ce que j’ai fait pour lui!… Mais si cela ne vous suffit pas, parlez, d’Assas, quelle preuve réclamez-vous?… je suis prête à vous la donner.
– Vous voulez que je crois à votre amour? fit-il en la saisissant par le poignet; vous voulez que je vous demande une preuve de cet amour que vous proclamez?
Elle eut une lueur d’espoir et, haletante, le cœur bondissant, les mains jointes, elle implora:
– Oh! oui… parle… demande… quelle que soit cette preuve, je te la donnerai!… peut-être alors me croiras-tu.
– C’est bien, fit-il très calme, rendez la liberté à Mme d’Étioles… défaites le mal que vous avez fait… alors je croirai à votre sincérité… alors je vous promets sinon l’amour que vous espérez… mon cœur est pris et ne se reprendra jamais… du moins je puis vous promettre le pardon et l’oubli.
– Vous rendre Mme d’Étioles? fit-elle hagarde, comme folle; voilà ce que vous me demandez?…
– Pas autre chose… décidez-vous… j’attends!…
– Jamais!… cria-t-elle dans une révolte de tout son être, jamais!… J’aimerais mieux m’arracher le cœur là, devant vous, que de vous rendre cette rivale que je hais… oui, que je hais autant que je vous aime!
– Vous voyez bien! fit-il avec mépris, en laissant retomber sa main qu’il tenait encore.
Juliette aurait pu dire qu’elle ne pouvait rendre la liberté à Mme d’Étioles, par la raison toute simple que cette dernière n’était pas en son pouvoir comme le chevalier paraissait le croire. Elle aurait pu dire la vérité sur ce point capital aux yeux de d’Assas et, qui mieux est, prouver cette vérité.
Elle ne voulut pas le faire.
Elle devinait confusément que la partie était perdue pour elle, qu’elle n’avait rien à espérer de la résolution farouche du jeune homme, que son cœur était pris à jamais par cette rivale et que, quoi qu’elle dît ou fît, elle n’arriverait jamais à en forcer l’entrée; et elle éprouvait une âpre satisfaction, une joie sauvage à le laisser dans son erreur, à lui faire croire qu’elle tenait sa rivale dans sa main, et du même coup faire saigner horriblement ce cœur tout à une autre et qui lui était réfractaire.
Voilà pourquoi elle n’essaya pas de le détromper et ce fut une faute de sa part, car si elle eût parlé, si elle eût fourni des preuves, peut-être fût-elle parvenue à convaincre d’Assas de sa sincérité et, sans réussir à capter son cœur, peut-être eût-elle pu, en disant la vérité, rompre les mailles du filet dans lequel l’avait prise M. Jacques, secondé par de Bernis et de Marçay; peut-être eût-elle ainsi évité les paroles haineuses, les menaces inoubliables; peut-être enfin eût-elle pu conquérir une partie de l’estime et de la reconnaissance du chevalier, à défaut de sentiments plus vifs.
Au lieu de se disculper sur ce point précis, comme elle eût pu le faire aisément, elle confirma le chevalier dans sa croyance, en répondant:
– Demandez-moi tout ce que vous voudrez, mais pas cela!… Comment voulez-vous que je vous rende cette femme quand je vous dis que je vous aime?… Je vous aime, entendez-vous?… et je vous veux!…
D’Assas se mit à rire. Et son rire était plus terrible que la plus véhémente colère, plus insultant qu’une injure sanglante et, avec une ironie formidable, il dit:
– Vous m’aimez?… Vous me voulez, quand je vous dis que mon cœur est à une autre?… oui-da!… Ah ça! madame, me prenez-vous pour le roi de France?…
– Que voulez-vous dire? balbutia Juliette interdite.
– Ceci simplement: que du chevalier d’Assas, simple cornette, à Juliette Bécu, dite l’Ange, exerçant naguère encore l’honorable métier de fille galante, rue des Barres, la distance est trop grande…
Un roi peut élever une Juliette Bécu jusqu’à lui… mais moi, je suis un trop mince personnage… il me faudrait descendre pour aller jusqu’à vous… et descendre si bas, si bas, dans un cloaque tellement fangeux, que toute l’eau de la Seine serait impuissante à me laver d’un tel contact… et je tiens à rester propre.
Voilà ce que je dis!…
La foudre tombant aux pieds de la comtesse n’eût pas produit un effet plus saisissant que ces paroles.
Folle de terreur et d’épouvante, elle hoqueta:
– Qui vous a dit?… qui vous a appris?…
– Peu importe! fit dédaigneusement d’Assas, je sais, et cela suffit, je pense, pour vous faire comprendre que vous n’avez rien à espérer ici… que vous n’avez rien à y faire…
Car, lors même que mon amour pour Mme d’Étioles viendrait à s’éteindre, soyez assurée que mon cœur n’irait jamais… jamais à vous… car le mépris et le dégoût sont incompatibles avec l’amitié ou l’amour…