Il fut tiré de cette prostration passagère par les appels réitérés d’un soldat qui lui criait que le capitaine des gardes de Sa Majesté avait un ordre à lui communiquer et demandait à le voir.
Pâle comme un marbre, flageolant sur ses jambes comme un homme ivre, il reçut le capitaine qui venait réclamer d’Assas, et dut lui avouer une évasion à laquelle il ne pouvait se résoudre à croire.
Le capitaine, le voyant dans cet état lamentable, tortillait nerveusement sa moustache et dit enfin laconiquement:
– Diable! diable!… justement le roi paraît s’intéresser tout particulièrement à ce chevalier d’Assas… Mauvaise affaire pour vous, mon cher!
Et laissant le baron toujours hébété et anéanti, il s’en fut rendre compte de sa mission et prendre les ordres du roi.
XX LA MACHINE VOLANTE
Si le lecteur veut bien le permettre, nous reviendrons, pour quelques instants, à l’auteur de Rhadamiste et de Catilina, le poète Crébillon, et, par conséquent, à son inséparable, l’ivrogne Noé Poisson. En sortant de la maison des Réservoirs, où il avait été si magistralement joué par cet incomparable metteur en scène qu’était M. Jacques, le poète était rentré à son hôtellerie où Noé l’attendait, fidèle au poste.
Le poète, connaissant mieux que personne le degré d’intelligence de son compère, avait dédaigné de lui fournir une explication. Mais il s’était livré devant lui à une sorte de monologue où revenait toujours, comme un obsédant refrain, la phrase que voici:
– Il faut trouver à tout prix ce diable de d’Assas!
Pourquoi fallait-il trouver ce d’Assas?… Noé ne le comprenait pas très bien; mais comme il avait conscience de la supériorité intellectuelle de son ami et que celui-ci, de toute évidence, attachait une importance considérable à la découverte du lieu où se cachait ce d’Assas que tous deux connaissaient à peine, pourtant, Noé, de confiance, en hochant la tête d’un air entendu, répétait comme un écho:
– Évidemment, il faut trouver ce d’Assas.
Crébillon s’était mis, sans perdre de temps, à explorer Versailles et ses environs, en pure perte d’ailleurs.
Versailles était, à cette époque, nous l’avons dit, une sorte de gros bourg que le poète, en une seule journée, put facilement fouiller dans tous ses coins et recoins.
Noé, très consciencieusement, l’aidait dans ses recherches.
Seulement, tandis que Crébillon s’évertuait en pas et démarches parfaitement raisonnés quoique obstinément infructueux, Noé, lui, se grisait outrageusement et, quand il était abominablement ivre, il sortait, déambulait au hasard dans la campagne ou bayait aux corneilles dans les rares rues de la ville, en se répétant, avec un air profondément soucieux et convaincu:
– Il faut cependant trouver à tout prix ce diable de d’Assas. Voilà comment Noé aidait son ami.
Il y avait surtout un endroit où Noé allait de préférence quand il sortait chercher d’Assas, comme il disait. Cet endroit était situé derrière le château, en pleine campagne, et notre ivrogne y cuvait son vin avec délices.
Pourquoi là plutôt qu’ailleurs?… Mystère!…
Simple prédilection d’ivrogne sans doute. À moins que cette prédilection ne vint tout bonnement de la découverte qu’il avait faite d’une sorte de hutte à l’orée du bois et dans laquelle, à l’abri du vent et de la pluie ou du soleil, étendu sur un lit de feuilles sèches, il pouvait dormir sans crainte d’être dérangé ou rêver à son aise en contemplant par l’étroite ouverture la masse de pierres du château.
Au bout de deux jours de recherches vaines, Crébillon s’était dit qu’il n’était pas possible que d’Assas fût à Versailles; que, s’il était vrai qu’il filât le parfait amour avec Jeanne dans quelque retraite soigneusement cachée, cette retraite ne pouvait pas être là; que les deux amoureux devaient être tout simplement à Paris et que, par conséquent, c’était à Paris qu’il devait retourner et effectuer ses recherches.
Après le départ du sous-ordre de M. Jacques, venu soi-disant pour le remercier de son intervention à laquelle sa parente devait la vie, il avait donc annoncé à Noé que tous deux rentreraient le lendemain matin à Paris.
Poisson, qui voyait son ami de plus en plus soucieux, se disait avec amertume que tous ces ennuis, tous ces va-et-vient provenaient de cet introuvable d’Assas que la peste aurait dû étrangler.
Et tout en songeant mélancoliquement, il vidait bouteilles sur bouteilles, si bien que, lorsqu’il fut ivre à rouler par terre, il se leva et, de ce pas raide et automatique qu’il avait dans ces moments-là, il sortit en marmottant avec force soupirs:
– Allons! cherchons cet introuvable d’Assas!
Une fois dehors, machinalement il prit une fois encore son chemin de prédilection et bientôt fut à proximité de la hutte qu’il avait adoptée pour y cuver à l’aise son vin.
Mais au lieu d’y entrer directement, il pénétra sous bois et s’approcha, en prenant toutes sortes de précautions, d’une petite clairière où l’on apercevait au loin les derrières du château.
Attachés à un arbre, broutant paisiblement, étaient deux chevaux tout sellés, deux bêtes superbes, et pas de gardien, visible du moins. L’une de ces deux bêtes avait le portemanteau de voyage, des fontes garnies et une solide rapière pendue à l’arçon de la selle.
La vue de ces deux magnifiques bêtes parut plonger notre ivrogne dans une perplexité profonde.
Il se laissa choir doucement sur le gazon, masqué par un gros tronc d’arbre, sortit sa tabatière et se bourra frénétiquement et coup sur coup le nez de tabac à priser, ce qui était chez lui l’indice de réflexions graves et soutenues, et il murmura tout en fixant les deux chevaux avec des yeux arrondis par la curiosité:
– C’est bizarre!… les chevaux sont là… et personne pour les garder… C’est bizarre!!!
Et dans sa faible cervelle, affaiblie encore par les fumées de l’ivresse, la présence de ces deux bêtes, banale en somme, prenait les proportions d’un événement mystérieux qui retenait son attention et le clouait sur place, uniquement occupé à regarder avec des yeux ahuris, ayant l’air de réfléchir profondément et… ne pensant à rien.
Et, sans songer à dormir, pendant des heures il resta assis à la place même où il s’était laissé choir, retenant son souffle et répétant de temps en temps, avec un ahurissement intense:
– C’est bizarre!…
Cependant la nuit venait insensiblement et Noé ne s’en apercevait pas, dévorant toujours des yeux les deux bêtes paisibles.
Soudain, il tressaillit.
Un homme en livrée très simple et de nuance indécise s’était approché avec précaution des deux chevaux, les avait détachés et, les prenant par la bride, les emmenait en prenant toutes sortes de précautions pour étouffer le bruit de leurs pas et éviter un hennissement.
Comme s’il eût été mû par un ressort, Noé se leva et suivit à son tour, de plus en plus intrigué.
L’homme, à l’entrée du bois, attacha de nouveau les deux bêtes et sortit de son abri, se dirigeant vers le château, courbé en deux, rasant le sol pour ainsi dire, s’efforçant d’avancer sans attirer l’attention et, le nez en l’air, paraissant regarder attentivement quelque chose de très intéressant qui se passait dans les nuages.
Sa curiosité excitée au plus haut point, sans hésiter Noé le suivit de loin, en marmottant à part lui:
– Tiens! ce n’est pas un voleur puisqu’il laisse les chevaux… alors, qu’est-ce que c’est?… Que diantre regarde-t-il ainsi en l’air?… Je ne vois rien, moi.