– Tiens! ce n’est pas un voleur puisqu’il laisse les chevaux… alors, qu’est-ce que c’est?… Que diantre regarde-t-il ainsi en l’air?… Je ne vois rien, moi.
Noé, en effet, regardait attentivement en l’air de son côté; mais, comme la nuit était venue, il n’apercevait rien, si ce n’est comme une sorte de grande aile blanche qui paraissait planer et s’agiter là-bas, au loin, sur le toit du château.
– Je ne pense pas que ce soit cette voile qu’il regarde ainsi, pensait Noé; elle n’a rien d’extraordinaire, cette voile… du moins je ne vois rien, moi… Tiens!… tiens!… qu’est-ce cela?… Oh! comme c’est bizarre!!!…
Voici ce qui motivait les exclamations de l’ivrogne:
En approchant du château, malgré la nuit qui s’épaississait, Noé remarquait que la voile, comme il disait, était accrochée au haut d’une perche.
Comme si elle eût été portée par un être invisible, la perche, ayant sa voile à son sommet, s’était trouvée soudain plantée à l’extrême bord du toit.
Alors Noé, renversé de stupéfaction, se frottant les yeux, se demandant s’il rêvait ou veillait, avait vu, avait cru voir un homme, un être mystérieux se dresser debout au bord du toit, lever les bras au ciel et, soudain, la voile détachée, tomber, descendre, doucement, obliquement, en pente très sensible, emportant avec elle ce fantôme, cet être, cet homme qui planait, volait comme un oiseau.
Et à ce moment précis, comme si c’eût été là ce qu’il attendait, le valet, se redressait et courait au-devant de cette voile blanche qui descendait rapidement… semblait venir à sa rencontre.
Et de plus en plus stupide d’un étonnement auquel se mêlait une sorte de terreur superstitieuse, comme poussé par une force supérieure, Noé se redressait à son tour et, sans plus songer à se cacher, se lançait, lui aussi, et derrière le valet, à la rencontre de cette fantasmagorique apparition.
Car il n’y avait plus de doute possible maintenant.
La voile, la machine extraordinaire s’approchait de plus en plus. Noé distinguait nettement un corps humain suspendu à des cordes au-dessous de cette chose étrange, inimaginable… qui volait.
Après le départ de la comtesse du Barry, d’Assas, avons-nous dit, était monté sur la terrasse réservée aux prisonniers et s’était mis résolument à l’œuvre.
Il y avait, sur cette terrasse, préparées d’avance, une perche solide, longue de deux mètres environ, quatre traverses de bois sur lesquelles était solidement appliqué un drap de lit; plus, de grosses cordes de différentes longueurs.
En un clin d’œil le chevalier attacha solidement les quatre cordes aux quatre angles de ce bizarre appareil et les réunit autour d’un fort piquet.
Ceci fait, il fixa son engin au sommet de la perche au moyen d’une corde assez forte pour supporter le tout, assez faible pour être aisément cassée grâce à une secousse énergiquement appliquée, et assujettit la perche au bord de la balustrade de la terrasse.
La machine, ainsi suspendue au-dessus du vide, affectait la forme d’un trapèze, et la longueur inégale des cordes qui pendaient, supportant le piquet court et gros, lui imprimait une légère inclinaison vers la terre.
Lorsque tout fut prêt à son idée, d’Assas monta résolument debout sur la balustrade, le dos tourné au vide; il saisit à deux mains le piquet qui pendait, brisa d’une violente saccade la corde qui maintenant l’appareil au haut de la perche, en même temps que d’un solide coup de pied il s’écartait de la muraille, et se laissa tomber en arrière, suspendu à ce fragile appareil par la force des poignets, en murmurant, à cette minute suprême, un mot, un nom:
– Jeanne!…
La machine fila d’abord très rapidement en suivant une inclinaison très sensible qui l’éloignait de plus en plus du château.
Puis le centre de gravité se fixa, elle acquit une sorte de stabilité, plana pendant quelques secondes et, enfin, reprenant son mouvement de descente avec lenteur, conservant toujours une pente inclinée de plus en plus accentuée, alla toucher terre assez loin du château.
Tel était l’appareil dont le plan lui avait été donné par Saint-Germain, et grâce auquel le chevalier put recouvrer fort à propos, et au moment où il était le plus menacé, une liberté qui lui était si nécessaire pour protéger celle qu’il aimait.
Cependant le valet s’était précipité au-devant de la machine volante et arrivait à temps pour saisir le chevalier et l’aider à se débarrasser de son appareil qui menaçait de lui tomber dessus.
Tout en l’aidant adroitement et prestement, le mystérieux domestique demandait respectueusement:
– C’est bien monsieur le chevalier d’Assas que j’ai l’honneur d’aider?
Et comme d’Assas le regardait d’un œil soupçonneux sans répondre, il ajouta vivement:
– Depuis deux jours j’attends monsieur le chevalier avec deux bons chevaux, sur l’ordre de mon maître, Mgr le comte de Saint-Germain.
D’Assas, tout étourdi encore par la prodigieuse descente qu’il venait d’effectuer si heureusement, se demandait déjà quel était ce complaisant inconnu qui lui venait obligeamment en aide, si c’était un ami ou un ennemi; si une indiscrétion, un appel malencontreux n’allait pas attirer l’attention sur lui.
Les paroles de cet inconnu le rassurèrent et il respira plus librement, tout en adressant un bref remerciement, car on conçoit qu’il avait hâte de s’éloigner.
Au reste, le valet l’entraînait déjà vers les chevaux et lui disait, tout en marchant très vite.
– J’ai reçu l’ordre de mon maître de me mettre à l’entière disposition de monsieur le chevalier pour tout ce qui lui plaira de me commander.
– Allons d’abord jusqu’à ce bois… nous verrons là! fit d’Assas qui, malgré toute son énergie et son courage, n’avait pas toutes ses idées bien nettes et avait en effet besoin de se ressaisir.
À ce moment, tout en marchant très vite, les deux hommes perçurent dans l’obscurité une masse de chair bedonnante et roulante qui accourait à leur rencontre, les bras au ciel et poussant des exclamations étonnées. C’était Noé que, dans leur hâte et l’émotion qui les étreignait, ils n’avaient pas remarqué jusque-là.
D’Assas s’arrêta net en crispant les poings; le valet se fouilla précipitamment, sortit de sous ses vêtements un poignard et un pistolet, et les lui tendit en disant laconiquement:
– Il est chargé, monsieur le chevalier, j’en ai un autre tout pareil pour moi.
D’Assas prit le pistolet qu’il passa à sa ceinture et mit le poignard dans sa poche en disant à demi voix:
– Laissez-moi faire… Cet homme est seul, il n’y a pas besoin d’armes ici, puisque lui-même ne paraît pas en avoir.
Puis à haute voix, d’un ton ferme, il cria:
– Qui va là?…
Une voix essoufflée, sur un ton de joyeux étonnement, répondit:
– Hé! bon Dieu!… mais on dirait que c’est…
– Passez au large! interrompit le chevalier.
– Mais oui, mais oui, répondit la voix, c’est ce diable de d’Assas!… Oh! comme c’est bizarre!
– Au large ou je fais feu! cria d’Assas qui, dans l’obscurité toujours croissante, essayait vainement de découvrir le visage de cet inconnu qui le connaissait.
À cette brève menace, la voix répondit avec un tremblement qui dénotait la terreur:
– Holà! chevalier, de grâce, ne tirez pas… c’est un ami qui vous parle.