D’Assas n’avait parlé que pour intimider celui qu’il pensait être un assaillant. Le pistolet dont il le menaçait était resté tout bonnement à sa ceinture, à portée de la main.
Cependant Noé s’était tout à fait approché de lui et disait avec étonnement:
– Comment! vous ne me reconnaissez pas?
– Qui êtes-vous? demanda plus doucement d’Assas qui cherchait à se remémorer où il avait vu cette face d’ivrogne pacifique.
– Poisson… Noé Poisson… le père de Mme d’Étioles.
– Ah! mon Dieu! s’exclama d’Assas ému.
– Ah! vous me remettez maintenant, fit triomphalement l’ivrogne. Vrai Dieu! chevalier, vous nous en avez donné du mal… il y a assez longtemps que nous vous cherchons.
– Vous me cherchiez, moi?…
– Mais oui, vous-même… et penser que vous tombez comme ça subitement du ciel… Comme c’est bizarre!…
– Monsieur, fit le valet qui paraissait être un homme prudent, si nous nous mettions à couvert?
Et, de la main, il désignait le bois tout proche.
– Vous avez raison, répondit d’Assas qui comprit l’opportunité du conseil.
Précédés du valet, d’Assas et Noé gagnèrent le bois en quelques enjambées et bientôt furent à l’abri de tout regard indiscret, à côté des deux chevaux qui avaient tant intrigué l’ivrogne et que le valet détacha immédiatement et prit par la bride.
Une fois là, d’Assas interrogea avidement:
– Vous disiez que vous me cherchiez, monsieur?
– Ah! oui, nous vous cherchions!
– Qui ça, nous? demanda le chevalier avec le secret espoir d’entendre parler de Jeanne et surtout d’être l’objet de sa sollicitude.
– Mais, fit Noé avec étonnement, car il s’imaginait naïvement que, de même que Crébillon et lui ne rêvaient que de d’Assas, ce dernier, de son côté, ne devait rêver et parler que d’eux; mais… Crébillon et moi!
D’Assas ne put retenir un geste de désappointement à cette réponse qui était si loin de celle qu’il espérait. Néanmoins, assez intrigué, il demanda:
– Et pourquoi M. de Crébillon et vous me cherchiez-vous?
– Ah! ça… je ne sais pas… répondit naïvement Poisson.
– Comment, vous ne savez pas? fit d’Assas stupéfait et se demandant déjà s’il n’avait pas affaire à un fou.
– Je ne sais pas, continua Noé; mais Crébillon le sait bien et il vous le dira… car vous allez venir avec moi.
Le chevalier, pendant ce temps, réfléchissait, et comme il ne pouvait soupçonner une bêtise aussi inconcevable, l’attitude de ce personnage commençait à lui paraître louche. Aussi ce fut avec une ironie, qui d’ailleurs échappa complètement au bon Noé, qu’il répondit:
– Je vais vous suivre… là… comme cela?…
– Oui, répondit simplement Noé, sans malice aucune; il paraît que Crébillon a des choses très graves, très importantes, concernant ma fille, Mme d’Étioles, à vous apprendre… C’est pour cela qu’il vous cherche partout depuis deux jours…
Le mon de Jeanne produisit son effet accoutumé et d’Assas, qui, l’instant d’avant, se montrait circonspect et soupçonneux, oublia toute prudence et toute réserve dès lors qu’on lui faisait espérer des nouvelles de celle qui était plus que sa vie.
D’ailleurs, la bonne face réjouie de Noé, ses manières pleines d’une naïve rondeur, ses petits yeux de bon ivrogne, où se lisait un perpétuel ahurissement, tout cet ensemble bonasse et immensément bébête écartait l’idée même d’un soupçon.
Or, d’Assas eût volontiers affronté mille morts pour Jeanne; à plus forte raison devait-il suivre les yeux fermés ce personnage d’apparences si pacifiques.
Au surplus, rien ne l’empêchait de se tenir sur ses gardes, de surveiller de très près son homme et, au moindre geste suspect, de l’étourdir d’un coup de poing, de le mettre hors d’état de nuire et de tirer au large ensuite.
Son parti fut vite pris et ce fut résolument qu’il répondit:
– Soit! conduisez-moi donc… Je vous suis.
Pendant qu’il s’entretenait avec Noé, le valet avait défait l’épée suspendue à la selle d’un des chevaux et dégrafé un vaste manteau de nuance sombre.
Le chevalier s’enveloppa prudemment dans l’un et ceignit l’autre avec une satisfaction visible, non sans s’être assuré de la finesse et de la solidité de la lame.
Alors le valet lui tendit une bourse convenablement garnie en lui disant:
– De la part de M. le comte, mon maître… Le portemanteau de monsieur le chevalier contient deux autres bourses pareilles.
D’Assas, très ému, enfouit la bourse en murmurant:
– Ah! Saint-Germain! Saint-Germain!… ami fidèle et dévoué!…
Puis, tout haut, à Noé:
– Allons, monsieur, je vous suis.
– Où plaît-il à monsieur le chevalier que j’aille l’attendre? demanda respectueusement le valet en voyant que d’Assas s’apprêtait à le quitter sans lui donner ses ordres.
Celui-ci s’arrêta assez interdit et ne sachant trop que décider.
– Mais, fit Noé avec tranquillité, l’hôtellerie où nous sommes, loge à cheval. Il y aura donc de la place pour ces deux pauvres bêtes.
– Au fait, murmura d’Assas… suivez-nous de loin, dit-il alors au valet, entrez là où vous nous verrez entrer, mais, jusqu’à nouvel ordre, vous ne me connaissez pas… vous attendez votre maître… Vous me comprenez?
– Monsieur le chevalier peut-être tranquille.
Sur cette assurance, guidé par Noé, d’Assas se mit en route, suivi de loin par le valet qui conduisait les deux chevaux.
XXI LA CORRECTION
Noé Poisson, accompagné de d’Assas reprit, tout joyeux, le chemin de son hôtellerie.
En passant devant la grille du château, le chevalier put se rendre compte que tout y paraissait calme et qu’aucune animation inaccoutumée à cette heure tardive ne dénotait qu’un événement imprévu se fût produit.
– Bon! pensa d’Assas, on ne s’est encore aperçu de rien. Jusqu’à demain me voilà tranquille.
Et sans rien laisser paraître de ses pensées, il suivit Noé qui, dans sa hâte joyeuse, courait plus qu’il ne marchait.
Aussitôt arrivé, Noé, suant et soufflant, grimpa vivement jusqu’à la chambre qu’il occupait avec le poète, ouvrit la porte en coup de vent et cria d’une voix de stentor:
– Le voilà!… je te l’amène!…
Crébillon, surpris au moment où il s’occupait tranquillement à boucler leur valise commune, sursauta et regarda son compère pour s’assurer s’il ne perdait pas le peu de raison que le ciel lui avait départi.
Mais, sans remarquer la vague inquiétude de son ami, l’ivrogne ajouta triomphalement:
– Je savais bien, moi, que je le trouverais, ton chevalier d’Assas!…
– Plaît-il?… fit Crébillon stupéfait; tu dis…?
– Je dis que je t’amène M. d’Assas, répondit Noé radieux. Arrivez donc, chevalier… par ici… Tiens le voilà!…
En effet, d’Assas qui avait suivi posément Noé qui, dans sa joie, montait les marches quatre à quatre, d’Assas faisait son entrée dans la chambre.
– Monsieur d’Assas! fit le poète joyeusement; pardieu! monsieur, soyez le bienvenu, car je vous réponds que vous étiez bien désiré.