– Allez donc, répondit Crébillon, voyant que toute résistance serait inutile et que le chevalier était buté dans son idée et fermement résolu à la mettre à exécution; allez donc, mais, pour Dieu! prenez des précautions.
– Soyez tranquille, dit d’Assas en souriant, je ne tiens nullement à redevenir le pensionnaire du baron de Marçay… et je m’arrangerai en conséquence… À propos n’auriez-vous pas une canne à me confier?…
– Une canne?… répéta le poète assez étonné; mais…
– Voici la mienne, chevalier, dit Noé qui écoutait sans rien dire suivant son habitude… Vous convient-elle?…
Ce disant, il tendait sa canne que d’Assas prit et examina attentivement.
C’était une canne très simple, très modeste, qui n’avait rien de commun avec les chefs-d’œuvre de la Popelinière où de Samuel Bernard, qui valaient jusqu’à dix mille écus.
Mais si le bâton était très simple, en revanche, il était fort solide et cela se conçoit aisément, puisqu’il était destiné à supporter le poids de la précieuse personne de Noé, poids qui était des plus respectables.
La canne parut convenir au chevalier, qui la prit en remerciant, et dit en se tournant vers Crébillon:
– Vous m’avez recommandé la prudence, voyez si je suis votre conseil… Nous sommes à peu près de la même taille, n’auriez-vous pas un costume de rechange à me prêter?… celui que je porte est peut-être signalé à l’heure qu’il est… J’abuse de votre obligeance, cher monsieur, mais ne vous en prenez qu’à vous-même et à vos conseils que je suis strictement.
– Comment donc, chevalier, fit Crébillon avec une satisfaction visible, je serais désolé que vous fissiez des façons avec moi… Voici le costume que vous demandez… je ne l’ai mis encore qu’une fois, le jour où je fis à M. Berryer la visite que je vous ai narrée.
– Il est de nuance sombre, dit d’Assas en examinant le costume, il conviendra parfaitement… Avec ce vêtement je ne risque pas d’attirer l’attention.
Tout en parlant, d’Assas s’habillait rapidement.
Il se trouva que le costume allait à peu près.
Tel que, le chevalier le déclara parfait, en ajoutant:
– Avec ce manteau de nuance indécise, je passerai inaperçu, et nul ne pourra remarquer que le costume n’est pas tout à fait à ma taille.
Crébillon opinait doucement de la tête, tout en s’habillant lui-même, pendant que Noé, pour se remettre les idées, et aussi pour ne pas rester inactif, débouchait un flacon de vin blanc et remplissait les verres.
Lorsque la toilette de d’Assas fut achevée, il ceignit l’épée que lui avait remise la veille le valet de Saint-Germain, passa les deux pistolets chargés à sa ceinture, s’enveloppa dans son manteau, et, la canne de Noé à la main, il sortit après avoir serré la main de ses deux compagnons.
À peine avait-il fermé la porte que Crébillon dit à Noé:
– Je sors… Ne bouge pas d’ici… attends mon retour.
Sur le pas de la porte, il vit le chevalier qui s’éloignait d’un pas assuré.
À côté de lui, le valet mis par Saint-Germain aux ordres de d’Assas le regardait s’éloigner aussi avec une vague inquiétude.
Crébillon lui dit rapidement quelques mots, que le valet parut accueillir avec une satisfaction visible, car il se dirigea vers l’écurie pour exécuter sans doute des instructions que le poète venait de lui donner.
Crébillon, pendant ce temps, le manteau lui cachant une partie de la figure, se mit à suivre de loin d’Assas, et quelques instants plus tard le valet, enveloppé, lui aussi, dans un vaste manteau, tenant un cheval par la bride, sortait à son tour et suivait le poète de loin, réglant son pas sur le sien.
Cependant d’Assas se dirigeait tranquillement vers les Réservoirs.
Il était en ce moment environ neuf heures du matin et, tout en marchant sans hâte, comme un flâneur, d’Assas songeait, avec un sourire ironique sur les lèvres, qu’à cet instant précis, peut-être, le quartier des prisons du château était révolutionné par sa disparition et que, sans doute, on se lançait de tous côtés à sa poursuite.
Comme il approchait de la maison de M. Jacques, il tressaillit violemment: la porte venait de s’ouvrir brusquement et un homme, la face convulsée par une violente émotion, s’élançait en courant, le bousculant au passage sans s’excuser, se dirigeant dans la direction du château.
Cet homme, c’était le comte du Barry.
D’Assas l’avait reconnu du premier coup d’œil, sa main s’était nerveusement crispée sur la pomme de sa canne.
Mais sans doute il n’entrait pas dans son plan d’arrêter le comte en cet endroit, car il resta impassible, maîtrisant ce premier mouvement de colère qui l’avait poussé en avant.
Sans même relever, comme il l’eût fait en toute autre circonstance, la grossièreté du comte qui avait failli le renverser en courant et qui, pour toute excuse, avait jeté en passant ces mots dits avec une sorte de rage:
– La peste soit du badaud!
… Il fit prestement demi-tour et suivit du Barry qui courait plus qu’il ne marchait.
Le comte s’approchait du château. Il était arrivé sur la place et se dirigeait vers la grille, ayant pris une allure plus modérée, toujours suivi, sans qu’il s’en doutât, du chevalier qui, lui-même, était suivi par Crébillon, pestant en son for intérieur contre l’imprudence du chevalier qui paraissait vouloir entrer au château.
– Mort de ma vie! songeait le brave poète, ferait-il cette folie d’entrer au château?… Ah çà, mais… il veut donc se faire rouer vif?…
La place commençait à être sillonnée de carrosses, de cavaliers, de gentilshommes, d’officiers, de valets, toute une foule bigarrée, bariolée, allant à la demeure royale ou en sortant.
C’était là, sans doute, ce que désirait d’Assas, car il allongea le pas en serrant nerveusement sa canne et, en quelques enjambées, rejoignit du Barry au moment où il était à peu près sur le milieu de la place.
D’Assas posa sa main sur l’épaule du comte, en disant avec un calme effrayant:
– Hé! bonjour, monsieur le comte… Où courez-vous si vite?…
Le comte s’arrêta net, cloué sur place en reconnaissant cette voix, et sans que le chevalier eût besoin d’accentuer son étreinte pour le retenir.
Il se retourna tout d’une pièce, pâle comme un mort, les yeux flamboyants, les lèvres tremblantes de fureur, la main crispée sur la garde de son épée, et, stupide d’étonnement, n’en pouvant croire ses yeux, il ne trouva que ces mots qu’il hoqueta d’une voix rauque:
– Le chevalier d’Assas!…
– Moi-même, monsieur, répondit d’Assas toujours souriant, en chair et en os.
– Le chevalier! répéta du Barry qui n’arrivait pas à se ressaisir.
– Oui, oui, je comprends, dit d’Assas avec une ironie cinglante, la dernière fois que j’eus le déplaisir de vous voir vous étiez traîtreusement embusqué dans l’ombre, le poignard à la main, prêt à m’occire… à m’assassiner… car le poignard est l’arme des assassins et non celle d’un gentilhomme… le savez-vous monsieur le comte?… Vrai Dieu, la vilaine figure que vous aviez à ce moment-là… tenez… presque aussi vilaine que celle que vous avez en ce moment.
D’Assas avait élevé la voix et déjà l’attention commençait à se porter sur eux.