Celui-ci, nous l’avons raconté en temps et lieu, avait besoin de d’Assas pour la réalisation de ses projets. Il promit donc son concours sans arrière-pensée très heureux, au contraire de rendre un service qui devait lui attirer la reconnaissance du chevalier.
Le carrosse avait prit le chemin des Quinconces, lorsqu’une troupe de chevaliers sortit du château pour se mettre à la poursuite du chevalier, ainsi que Crébillon l’avait deviné au mouvement inaccoutumé qu’il avait remarqué.
En arrivant sur la place, l’officier qui commandait la troupe s’arrêta, assez embarrassé du chemin à suivre.
Qui se trouva là, juste à point nommé, pour lui raconter la scène homérique qui venait de se dérouler?…
Quel misérable bavard lui donna le signalement d’ailleurs assez vague, du chevalier: manteau marron foncé, tricorne noir garni de plumes noires, brodé d’un galon d’argent?
Qui lui dit que le chevalier était monté dans un carrosse et la direction prise par ce carrosse?
Quelque passant inoffensif, sans doute!
Un de ces doux badauds qui voient tout, entendent tout, et qui, dès que l’autorité surgit, éprouvent le besoin impérieux de dire ce qu’ils ont vu et entendu et même, parfois ce qu’ils n’ont ni vu ni entendu.
Un de ces êtres anonymes qui passent et qui laissent tomber une parole.
Seulement, cette parole peut causer d’irréparables malheurs.
Toujours est-il que l’officier, à la tête de sa troupe, se lança à la poursuite du carrosse qui n’avait qu’une faible avance.
La direction prise par le carrosse signalé tournait le dos à la ville de Paris, ce qui ne laissait pas que de surprendre l’officier, qui pensait que celui qu’il poursuivait devait avoir pris le chemin de la capitale.
Au bout de quelques minutes d’une poursuite enragée, la troupe aperçut enfin le carrosse.
Seulement ce carrosse s’en allait à une allure paisible et n’avait nullement l’air de fuir une poursuite.
À la première sommation de l’officier, le cocher, en fidèle observateur des lois de son pays, arrêta ses chevaux pendant que le maître du carrosse se montrait à la portière et demandait paisiblement ce qu’il y avait.
L’officier s’approcha et dit ce qu’il cherchait.
Alors le propriétaire du carrosse ouvrit la portière toute grande, descendit, montra l’intérieur de la voiture complètement vide et dit:
– Je suis M. Le Normant d’Étioles, sous-fermier de la ferme de Picardie, et je n’ai nullement donné asile à la personne que vous cherchez, ainsi que vous pouvez en convaincre.
L’officier, dépité, s’excusa et demanda si d’aventure M. d’Étioles n’aurait pas vu l’homme dont il donnait le signalement.
– Un manteau marron foncé?… mais en effet il me semble que j’ai été dépassé par un cavalier qui répondait assez exactement au signalement que vous me donnez.
– Pouvez-vous m’indiquer le chemin pris par ce cavalier?
– Mais… droit devant nous.
– Merci, monsieur, et veuillez agréer mes excuses.
Et l’officier, laissant là le carrosse qui reprenait paisiblement son chemin, se lança, suivi de ses hommes, à la poursuite de ce cavalier qu’il atteignit enfin.
Cette fois-ci, il n’y avait pas d’erreur, c’était bien le manteau et le chapeau signalés.
De même que le cocher de M. d’Étioles, ce cavalier s’arrêta à la première sommation.
Mais, lorsque l’officier, s’approchant, dit:
– Chevalier d’Assas, au nom du roi, je vous arrête… Remettez-moi votre épée! le cavalier tourna vers son interlocuteur un visage stupéfait et répondit avec respect:
– Faites excuse, monsieur l’officier, je ne suis pas celui que vous dites… Je m’appelle Jean Dulong et je suis au service de M. le comte de Saint-Germain.
Ce disant le cavalier, entr’ouvrant son manteau, laissait voir une livrée discrète et montrait son côté vierge de l’épée qu’on lui demandait de rendre.
L’officier étouffa un juron.
Il n’y avait d’ailleurs pas à se tromper, l’homme qui lui parlait là avait bien le physique et les allures d’un valet de bonne maison et ne répondait en rien, à part le manteau et le chapeau, au signalement du chevalier d’Assas, officier du roi.
Du reste cet homme approchait la quarantaine et l’officier qu’il était chargé d’arrêter avait vingt ans.
Comme il l’avait fait auprès de d’Étioles l’officier s’informa auprès de cet homme.
Seulement, comme cette fois il n’avait pas affaire à un homme de qualité, ses questions prirent la tournure d’un véritable interrogatoire.
Jean Dulong répondit, sans se départir du respect qu’un homme de sa condition devait à un officier du roi:
– J’ai assisté à une partie de la scène qui s’est déroulée place du château… mais on vous a mal renseigné, monsieur l’officier, le jeune gentilhomme dont vous me parlez a pris la route de Paris… Vous lui tournez le dos… et comme il était bien monté, il doit avoir maintenant une belle avance.
Sans dire un mot de remerciement à ce personnage d’aussi mince importance, l’officier, furieux, fit volte face et s’élança à fond de train sur la route de Paris, à la poursuite de ce fugitif qui, décidément, n’était pas le premier venu puisqu’il venait, après s’être évadé la veille même braver le roi en assommant à moitié un de ses gentilhommes devant la grille même du château, et s’évanouissait, disparaissait sans laisser de traces, une fois ce bel exploit accompli.
XXII UNE ENNEMIE
Voici ce qui s’était passé:
Le cocher de d’Étioles, du haut de son siège, avait assisté à la scène qui venait de se dérouler: il avait parfaitement reconnu d’Assas montant dans le carrosse, et lorsque Crébillon lui jeta l’ordre de brûler le pavé, il comprit facilement qu’il s’agissait de soustraire, par une retraite rapide, ce jeune gentilhomme à une poursuite possible devant ce scandale occasionné sous les fenêtres du roi.
Il enleva donc vigoureusement ses bêtes et partit à fond de train, pendant que le poète, en quelques paroles brèves, expliquait succinctement la situation du chevalier au financier étonné.
Pendant ce temps le valet de Saint-Germain, Jean, avait rattrapé le carrosse et galopait à la portière en attendant les ordres qu’on pourrait lui donner.
La vue du valet, à qui il avait fait signe de suivre à tout hasard, fit surgir une idée dans la cervelle inventive du poète qui dit à d’Assas:
– Il est fort probable qu’on vous a vu monter dans ce carrosse et qu’on va se lancer à votre poursuite; passez-moi votre manteau et votre chapeau.
Assez étonné, d’Assas obéit néanmoins.
Crébillon se pencha alors à la portière et cria à Jean:
– Passe-moi ton manteau et ton chapeau et prends ceux-ci en échange.
L’échange eut lieu rapidement sans que le valet, pas plus que ne l’avait fait d’Assas, songeât à perdre de temps en demandant des explications intempestives.
Lorsque le chevalier se fut enveloppé dans le manteau du valet et que celui-ci eut à son tour endossé celui que le poète venait de lui passer, Crébillon dit:
– Voilà: nous allons profiter de ce que nous sommes sous ces arbres, nous allons descendre tous les deux et nous glisser d’arbre en arbre; pendant ce temps le carrosse continuera son chemin à petite allure. Si on nous poursuit, il est probable qu’on ne fera guère attention à nous et qu’on s’archarnera après le carrosse. Vous, monsieur d’Étioles, vous vous laisserez rattraper et si on vous demande des explications, vous direz que vous croyez que le fugitif poursuivi vous a dépassé et galope devant vous.