Puis, se penchant une fois encore à la portière, il dit à Jean:
– Cours devant. Si on te poursuit, laisse-toi faire et tâche de dire que le chevalier a pris la route de Paris. Si on te laisse tranquille, tu viendras nous rejoindre après à l’hôtellerie. Si on t’arrête, tu te réclameras de ton maître, qui te tirera de là.
Sans demander d’autres explications Jean avait piqué des deux, et on a pu voir qu’il avait joué son rôle avec succès et sans être inquiété.
Crébillon avait alors dit au cocher:
– Ralentis l’allure, sans arrêter.
Le cocher ayant obéi, Crébillon aussitôt avait sauté à terre, suivi de près par d’Assas, et bientôt tous les deux se perdirent sous les arbres des quinconces, pendant que le carrosse continuait sa route à une allure modérée, emportant d’Étioles bien décidé à agir en faveur de d’Assas et à lui rendre un service capital qui devait, pensait-il, le lui attacher sérieusement par les liens de la reconnaissance.
On a vu que d’Étioles, comme Jean, avait bien joué son rôle et pleinement réussi.
Pendant ce temps d’Assas et Crébillon, sans courir, ce qui eût pu attirer l’attention sur eux, marchait sous les arbres, d’un pas allongé.
Malheureusement, il leur fallait marcher droit devant eux, en sorte qu’en cas de poursuite ils devaient fatalement être aperçus.
C’était leur liberté et peut-être leur vie qu’ils jouaient sur un coup de dés, car de deux choses l’une, ou les poursuivants ne feraient pas attention à eux et chercheraient uniquement à rattraper le carrosse, et alors ils étaient sauvés; ou ils interpelleraient les deux soi-disant promeneurs, et alors ils étaient pris.
Dans ce dernier cas, ils avaient encore à choisir: ou se rendre, ou en découdre et se rebeller ouvertement, chose fort grave à l’époque et qui donnait fort à réfléchir à l’excellent Crébillon qui, néanmoins, était bien décidé à ne pas abandonner son jeune ami.
Les deux fugitifs n’avaient pas fait cent pas sous les arbres qu’ils entendirent derrière eux le galop d’une troupe.
– Les voilà sur notre piste! dit Crébillon, navré.
– Laissez donc, dit d’Assas, ils ne me tiennent pas encore! Et, tout en parlant, il s’assurait que la poignée de son épée était bien à la portée de sa main et que les deux pistolets étaient toujours à sa ceinture.
– Allez-vous donc résister? demanda Crébillon de plus en plus inquiet.
– Dame!… Vous pensez bien que je n’ai pas risqué de me rompre les os, en descendant de la terrasse du château, pour me laisser reprendre aussi stupidement… Non, mordieu, et puisqu’il le faut… eh bien, bataille!… Mais vous qui n’avez pas les mêmes motifs de craindre que moi, tirez au large pendant qu’il en est temps.
– J’entends bien; mais dites-moi: si j’étais à votre place et que vous fussiez à la mienne, me laisseriez-vous me débrouiller tout seul?
– Oh!… qu’allez-vous chercher là?… fit d’Assas assez embarrassé.
– Bon! vous voyez bien… Donc, je reste avec vous.
– Songez, dit d’Assas très ému, que je suis décidé à vendre chèrement ma vie… Partez, il en est temps encore.
– Bien! bien!… puisque vous êtes décidé, moi aussi, je le suis… on ne meurt qu’une fois, après tout… Et puis, qui sait, peut-être passeront-ils sans faire attention à nous?
– Ah! vous êtes un brave homme et un brave… Monsieur de Crébillon, c’est désormais, entre nous, à la vie, à la mort, répondit d’Assas en serrant énergiquement la main du poète, qui, pour cacher son émotion, bougonna:
– Des sornettes!… Ce que je fais pour vous, vous le feriez pour moi… alors?… Corbleu! si les cheveux blanchissent, le cœur est toujours jeune…
Cependant ils allongeaient le pas et le galop derrière eux se rapprochait de plus en plus.
En se retournant, ils virent les soldats qui les poursuivaient.
– Ils sont une vingtaine, dit d’Assas en souriant, ce sera dur.
Et tout en continuant d’avancer en s’abritant le plus possible derrière les troncs d’arbres, il tira son épée et prit un pistolet.
La troupe s’approchait de plus en plus.
Les soldats tenaient le milieu de la route; les deux fugitifs longeaient le mur d’une propriété qui devait être assez importante, à en juger par la longueur de ce mur; mais si les soldats, à découvert, étaient parfaitement visibles, eux, heureusement, sous les arbres, ne pouvaient pas être aperçus, et si, au lieu de ce diable de mur, il y avait eu là un fossé, en se couchant au fond ils auraient eu des chances de passer inaperçus.
Malheureusement il n’y avait rien à espérer et la troupe était maintenant à cinquante mètres derrière eux.
– Attention, murmura d’Assas, c’est le moment… ils vont nous voir!…
Ils se trouvaient à ce moment à deux pas d’une porte percée dans le mur de la propriété qu’ils longeaient. Or, comme ils arrivaient devant cette porte, elle s’ouvrit soudain et un jardinier, attiré sans doute par le bruit de cette cavalcade, montra dans l’entrebâillement se face curieuse.
Rapide comme l’éclair, Crébillon saisit d’Assas par le bras, le tira, repoussa le jardinier ahuri dans l’intérieur et referma vivement la porte.
Il était temps: quelques secondes plus tard la cavalcade passait à fond de train devant la porte, lancée à la poursuite du carrosse qui lui avait été signalé.
Pendant ce temps les deux fugitifs surveillaient de très près le jardinier dans la crainte qu’un cri poussé par lui n’attirât l’attention des soldats.
Mais le brave homme avait été trop saisi par la soudaineté de cette irruption, et en outre Crébillon avait achevé de l’anéantir en lui disant sur un ton menaçant:
– Si tu dis un mot, je te tue!
En sorte que, lorsqu’il retrouva ses esprits et l’usage de sa langue que la surprise et la terreur avaient collée à son palais, la troupe était déjà loin et tout danger était momentanément écarté.
Crébillon alors épongea son front ruisselant de sueur pendant que d’Assas remettait son épée au fourreau avec un calme parfait et comme si rien d’anormal ne s’était passé.
– Ouf! fit le poète en respirant à pleins poumons, il était temps!… Corbleu! j’aime mieux que la chose ait tourné ainsi, car je crois bien que vous alliez faire des bêtises… et moi aussi…
– Bêtises ou non, répondit d’Assas, j’étais bien décidé à ne pas me rendre.
– Je l’ai, pardieu! bien vu, répondit le poète qui ajouta: Mais voilà un homme dont la curiosité est arrivée juste à point pour nous tirer d’un bien mauvais pas.
– C’est parfaitement juste, dit le chevalier, et m’est avis que cela vaut bien une récompense.
Ce disant, d’Assas sortit sa bourse et la tendit au jardinier, en lui disant:
– Mon brave homme, prenez ceci et ne craignez rien: nous ne sommes pas des malfaiteurs.
Le premier mouvement du jardinier fut d’allonger la main pour prendre la bourse qu’on lui tendait et qui lui tirait l’œil.
Mais une réflexion vint sans doute arrêter ce premier mouvement, car il repoussa la bourse et dit d’un ton agressif: