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– Je n’ai que faire de votre argent…

– Vous avez tort de refuser, mon ami, fit tranquillement le poète; cet argent que nous vous offrons n’est que la juste récompense du service que vous nous avez rendu en ouvrant cette porte si fort à propos.

– Je ne vous ai point rendu de service et n’ai point de récompense à accepter par conséquent… je ne vous connais point… vous vous êtes introduit ici par surprise et il pourrait vous en cuire… Vous ne savez pas où vous êtes… Allez-vous-en, c’est tout ce que je demande… je ne voudrais point perdre ma place pour vous… partez…

Le ton du jardinier était de plus en plus agressif et il élevait la voix, tout en essayant d’écarter les deux hommes placés devant la porte.

En entendant la réponse de ce farouche gardien, d’Assas, dont la patience n’était pas la qualité dominante, avait esquissé un geste de menace et ouvrait déjà la bouche pour le tancer vertement, lorsque Crébillon, le devançant, répondit avec son inaltérable douceur:

– Partir?… Mais nous ne demandons que cela!… Seulement, vous comprenez, nous avons des raisons particulières de couper au plus court… Il doit y avoir ici une autre sortie que celle-là… Conduisez-nous donc et vous serez débarrassé de notre présence.

– Ouais!… comme vous y allez!… Pensez-vous que je vais vous faire entrer dans la maison?… C’est pour le coup que je serais sûrement chassé!

D’Assas et Crébillon se trouvaient dans un jardin assez vaste et qui pouvait même passer pour un petit parc, tant il était habilement distribué et merveilleusement entretenu, et ils apercevaient au loin, à travers les arbres, un pavillon fort coquet, quoique de dimensions modestes.

Tout cela leur dénotait que le hasard les avait fait entrer dans la propriété de quelque riche seigneur.

Mais Crébillon réfléchissait et se disait que si son plan réussissait, si d’Étioles et le valet Jean jouaient bien leurs rôles respectifs, la troupe lancée à leur poursuite ne tarderait pas à repasser devant la petite porte pour regagner la route de Paris.

Sortir par là en ce moment, c’était s’exposer bénévolement à un danger auquel ils venaient d’échapper par miracle, et le poète, qui ne manquait pas de prudence, se souciait médiocrement d’aller se jeter étourdiment entre les jambes des chevaux de ceux qui les poursuivaient.

Non que le brave poète craignît quelque chose pour lui personnellement.

Ce n’était pas à lui qu’on en avait, il le savait pertinemment.

Mais il craignait par-dessus tout une rencontre qu’il estimait fâcheuse pour d’Assas qu’il voyait décidé aux pires extrémités plutôt que de se laisser reprendre.

Aussi tous ses efforts tendaient-ils à éviter à son jeune ami cette rencontre qui pouvait avoir des conséquences terribles pour tous les deux, car il était fermement résolu à ne pas abandonner le chevalier, quoi qu’il pût advenir.

Voilà pourquoi il discutait avec le jardinier en poursuivant un double but qui était soit d’obtenir le passage libre par un chemin qui le mettait hors de la route suivie par les soldats, soit de gagner du temps sur place jusqu’à ce que la troupe ayant repassé, ils pussent sortir sans risques sur ses derrières.

Voilà pourquoi aussi, devinant l’énervement de d’Assas, il lui avait fait signe de le laisser arranger seul cette affaire et de contenir son impatience.

Aussi ce fut avec le même calme et la même urbanité qu’il répondit:

– Je vois bien que nous sommes ici chez un riche seigneur et même ce petit parc est admirablement entretenu… Si c’est là votre ouvrage, je vous en félicite… Mais nous sommes gens de qualité, mon brave homme, et si riche que soit votre maître, il ne refusera pas, j’en suis sûr, de venir en aide à deux honnêtes gentilshommes.

– Mon maître est plus puissant encore qu’il n’est riche… on ne le dérange pas ainsi… d’ailleurs il est absent… et c’est fort heureux pour vous, car il n’est point de ces seigneurs qui peuvent tendre la main à ceux qui, comme vous, évitent avec tant de soin les soldats du roi…

– Drôle!… éclata d’Assas, va dire à ton maître, si puissant qu’il soit, que deux gentilshommes désirent avoir l’honneur de l’entretenir un instant.

– Si vous saviez chez qui vous êtes, mon gentilhomme, je vous jure que vous ne demanderiez pas à voir le maître de cette maison et que vous fuiriez séance tenante.

– Ah çà! où sommes-nous donc ici?… demanda d’Assas en examinant attentivement les lieux.

– Vous êtes chez… tenez, partez, messieurs, partez vite, c’est ce que vous avez de mieux à faire… Allez-vous-en, ou, morbleu! j’appelle et nous verrons bien alors si…

– Ah çà! Gaspard, qu’y a-t-il donc?… Après qui en avez-vous ainsi?…

Ces deux questions, venant interrompre le fidèle jardinier au moment où il allait s’emporter à son tour, paraissaient venir d’une allée proche et, bien qu’on ne pût voir encore – car c’était une voix féminine qui venait de se faire entendre – qui les avait proférées, le jardinier ôta précipitamment son large chapeau et dit avec respect:

– Madame!…

Au même instant, au tournant de l’allée, apparut une femme d’une incomparable beauté rehaussée savamment par un somptueux déshabillé de soie rose, enrichi de merveilleuses dentelles. Elle s’approchait avec une majestueuse lenteur, juchée sur les hauts talons rouges de mignons souliers de satin rose, et s’appuyant nonchalamment sur une magnifique canne à pomme d’or sertie de brillants et enguirlandée d’un flot de rubans roses comme sa toilette.

C’était là, sous ces arbres, une apparition de charme et de beauté, d’une grâce et d’une poésie qui eussent inspiré un peintre génial.

Pourtant, cette suave et vaporeuse apparition produisit sur d’Assas l’effet d’une Méduse.

Il saisit la main de Crébillon, et, la lui serrant nerveusement, il laissa tomber un nom qui produisit une violente impression sur le poète, car il marmotta entre haut et bas, en coulant un regard de côté sur le jardinier figé dans sa pose respectueuse:

– Ah! diable… je commence à croire que Gaspard, puisque Gaspard il y a, avait raison… Nous aurions mieux fait de l’écouter et de tirer au large… quitte à en découdre avec messieurs de la maréchaussée!…

Cependant la femme s’approchait et répétait sa question d’une voix grave et douce:

– Qu’y a-t-il donc?…

Mais alors elle se trouva en face des deux intrus: elle devint pâle comme une morte et s’arrêta pétrifiée, s’appuyant des deux mains sur la haute canne, en proie à une émotion tellement violente que ses jambes chancelaient et qu’il sembla à Crébillon qu’elle allait défaillir.

Et cette femme, c’était la comtesse du Barry!

Ce parc miniature, ce pavillon coquet, c’était la petite maison du roi.

La fatalité avait voulu que d’Assas, poursuivi par les soldats du roi, sur l’ordre direct du roi sans aucun doute, trouvât un abri momentané dans la galante retraite du roi et se trouva ainsi pris au moment précis où il se croyait hors d’atteinte et face à face avec celle qu’il considérait comme une mortelle ennemie et qui sans doute allait le livrer.

Que faire en cette occurrence?… Se résigner.

C’est ce que faisait d’Assas, le désespoir dans l’âme, car pour lui la comtesse était une femme malgré tout, et l’idée ne lui venait même pas d’user de violences envers un être faible.