– Sachez donc, madame, que ce brave garçon a eu la malencontreuse idée d’aller trouver le roi pour lui rendre un service signalé… Or les grands, vous le savez, ou vous ne le savez pas, madame, n’aiment pas qu’on leur rendre certain service quand ils ne l’ont pas demandé… Notre bien-aimé souverain a octroyé au chevalier, ici présent, la récompense que méritait son intempestive intervention… en le faisant arrêter séance tenante.
Mais quand on a l’âge de M. d’Assas et son physique, les quatre murs d’une cellule n’ont rien de bien attrayant et l’on songe obstinément à se soustraire à une réclusion contraire à l’hygiène… C’est ce qu’il a fait et, à défaut d’autre moyen, le chevalier s’est tranquillement laissé choir de la terrasse du château.
– Du haut de la terrasse?… Quelle folie!… vous pouviez vous tuer.
– Je crois bien, madame, songez donc… Quatre-vingts et quelques pieds de hauteur…
– Ah! mon Dieu!…
– C’est effrayant, fit narquoisement Crébillon; il est vrai que monsieur était suspendu à une sorte d’engin inconnu… mais si fragile… que vraiment c’est miracle qu’il ne se soit pas rompu les os!…
– Vous avez fait cela?… interrogea Juliette haletante.
– Comme j’ai l’honneur de vous le dire… Bref, monsieur s’est tiré de là sain et sauf, et j’ai eu l’avantage de lui offrir l’hospitalité en une modeste hôtellerie où je suis descendu…
Mais, madame, le croiriez-vous?… le lendemain matin, c’est-à-dire ce matin même, à une heure où l’alarme devait être donnée au château et où certainement on devait le rechercher de tous côtés, M. d’Assas a commis une folie autrement téméraire.
– Qu’avez-vous donc fait encore? demanda la comtesse en joignant les mains avec angoisse.
– Figurez-vous que monsieur prétendait avoir une explication à demander à un gentilhomme du roi… un certain comte du Barry, je crois…
Juliette tressaillit et regarda attentivement tour à tour d’Assas toujours muet et impassible et Crébillon toujours souriant et satisfait comme si l’intérêt évident que montrait la jeune femme s’adressait à lui.
– Or, savez-vous en quoi consistait cette soi-disant explication?… Je vous le donne en mille, madame… Ne cherchez pas, vous ne trouveriez pas… Monsieur que voici, de la propre main que voilà, a tout bellement administré à ce… comte du Barry… décidément c’est bien ainsi qu’il s’appelle… la plus belle bastonnade que j’ai vue appliquer de ma vie…
– La bastonnade?… au comte? Oh!…
– Oui, madame, et si magistralement appliquée que ce comte en est resté sur le carreau en assez piteux état, je crois bien…
– Malheureux!… Qu’avez-vous fait?…
– Ah! ces jeunes gens!… quels imprudents!… Mais le plus beau, c’est que cette correction a été administrée sous les fenêtres du roi… à une heure où la place fourmillait de gentilshommes et de seigneurs se rendant au lever du roi…
– Ah! mon Dieu!… mon Dieu!…
– Je vois ce que vous voulez dire, madame, fit narquoisement Crébillon, quelle honte pour ce pauvre comte du Barry!… Mais, ma foi… il paraît qu’il ne l’avait pas volé… car croiriez-vous que ce comte… un gentilhomme, fi!… avait voulu bellement occire monsieur par un traîtreux assassinat!…
– Oh!!…
– C’est indigne d’un gentilhomme, n’est-ce pas, madame? et vous pensez comme moi que cette bastonnade était bien méritée?…
Malheureusement, ce scandale sous les fenêtres du roi avait attiré l’attention des gens du château, en sorte que la troupe se lança incontinent à la poursuite de ce jeune téméraire qui eût été infailliblement repris si votre jardinier Gaspard, attiré par la curiosité, n’avait ouvert la petite porte que voici et si votre très humble valet n’en avait profité pour s’introduire illicitement dans votre propriété… ce dont je vous prie d’agréer nos très humbles excuses…
– Malheureux!… malheureux enfant!… répéta Juliette qui s’adressait toujours à d’Assas.
– Maintenant, madame, reprit Crébillon avec une gravité qui contrastait étrangement avec le ton railleur et léger qu’il avait eu jusque-là, sur mon honneur, M. d’Assas n’a pas commis d’autre crime que celui d’avoir voulu rendre service à son roi, en se sacrifiant lui-même. Vous pouvez le sauver comme vous pouvez le perdre, d’un mot, et tenez… entendez-vous?… voici les soldats qui le cherchent et qui reviennent; dans quelques secondes ils seront ici; ouvrez cette porte, dites un mot, faites un signe, et il est repris… et cette fois ce n’est plus la Bastille qui l’attend, c’est le bourreau… des mains duquel on ne revient pas vivant… Décidez, madame…
Juliette écouta et entendit, frémissante, le sol qui tremblait sous les sabots sonores de chevaux lancés à toute allure.
Et le galop se rapprochait de plus en plus, et d’Assas, toujours muet et impassible, attendait comme s’il se fût agi d’un autre que de lui, et Crébillon dardait des yeux flamboyants sur la jeune femme qui se demandait avec angoisse ce qu’elle allait faire… si elle allait écouter les conseils de son cœur qui lui criait de sauver celui qu’elle aimait, ou de sa haine qui sournoisement lui suggérait l’idée féroce d’ouvrir cette porte et d’appeler… cependant qu’à son cerveau endolori résonnaient encore les paroles du poète:
– Cette fois, c’est le bourreau!…
Et la galopade se rapprochait toujours et bientôt passa comme une trombe devant la porte, qui resta close, et se perdit au loin.
Alors un soupir gonfla la poitrine atrocement contractée de la jeune femme, et deux larmes, deux perles brûlantes, glissèrent lentement sur ses joues fatiguées.
Et quand le bruit des chevaux se fut complètement éteint, Crébillon, devant d’Assas qui regardait la comtesse avec des yeux où se lisait une stupéfaction immense, Crébillon s’approcha de la jeune femme, saisit sa main et, la baisant avec respect, il dit avec émotion et une douceur touchante chez ce railleur sempiterneclass="underline"
– Vous êtes un brave cœur, mon enfant… Croyez-en un vieux barbon qui pourrait être votre père… Vous n’êtes pas faite pour le rôle qu’on vous fait jouer ici… Fuyez, mon enfant… s’il en est temps encore… réalisez ce que vous possédez… partez dans quelque coin ignoré… au pays où vous êtes née… vivez modestement mais honnêtement… vous trouverez là le bonheur et l’estime des honnêtes gens, ce qui vaut mieux, croyez-moi, que la vie que vous rêvez et pour laquelle vous n’êtes pas faite…
Sans répondre, car elle était trop émue, Juliette se dirigea vers la porte, l’ouvrit toute grande et dit dans un sanglot:
– Je crois que plus rien ne vous menace… partez… et que Dieu vous garde!…
Et d’un geste douloureux elle montrait la route libre, tandis que ses yeux brillants de larmes contenues se fixaient comme ceux d’un chien aimant sur ceux de d’Assas qui, très ému lui-même, ne trouvant pas un mot de consolation ou de remerciement devant cette douleur si visible, devant cette abnégation si indéniable, se découvrit vivement et s’inclina profondément.
Alors le poète prit son jeune ami par le bras, et faisant à la jeune femme un geste d’adieu énigmatique, il entraîna d’Assas pendant que, sur le seuil de la porte, donnant enfin un libre cours à ses larmes trop longtemps contenues, la comtesse les regardait tristement s’éloigner, serrant dans sa main crispée quelque chose que Crébillon venait d’y glisser sans qu’elle s’en fût même aperçue.
XXIII LE PAVOT D’ARGENT