On l’avait d’abord attendu, puis on s’était décidé à se mettre à table et le repas s’était achevé sans que l’ivrogne fût rentré.
Crébillon commençait à s’inquiéter de cette absence prolongée, et plus le temps s’écoulait, plus son inquiétude augmentait.
Enfin, la soirée était venue, puis la nuit et toujours pas de Noé!
Le lendemain matin, comme Noé n’était pas rentré, Crébillon, mortellement inquiet, se mit à sa recherche après une vive discussion avec d’Assas qui voulait l’accompagner et qu’il eut toutes les peines du monde à convaincre que sa sécurité exigeait impérieusement qu’il restât prudemment enfermé et qu’il saurait bien effectuer seul les recherches nécessaires.
Il lui fallut, pour décider le chevalier à rester tranquille, lui faire comprendre que sa compagnie serait plus gênante qu’utile en l’occurrence, et, enfin, comme argument décisif, lui rappeler qu’il pouvait être reconnu, arrêté, et sans doute Crébillon aussi, en même temps que lui, et que du coup Jeanne se trouvait livrée à ses ennemis et privée des deux seuls défenseurs qui lui restaient.
Cet argument ayant produit son effet, Crébillon, de même qu’il avait fait quelques jours plus tôt pour d’Assas, recommença à battre le pavé de Versailles. Seulement, comme cette foi-ci il connaissait sur le bout du doigt celui qu’il recherchait, il s’en fut tout droit visiter les cabarets de la ville les uns après les autres.
Il retrouva la trace de Noé dans une sorte de cantine fréquentée par la valetaille du château où il apprit que la personne dont il donnait le signalement avait passé là quelques instants, la veille, et était sortie pour se mêler à un rassemblement sur la place.
Mais là il perdit la trace de celui qu’il cherchait: ce fut tout ce qu’il put apprendre et on conviendra que c’était peu.
Le poète avait une réelle affection pour son vieux compagnon. Cette disparition mystérieuse l’inquiétait et le chagrinait plus qu’il ne voulait bien l’avouer.
D’une part il commençait à craindre sérieusement que son vieil ami n’eût reçu quelque mauvais coup dans une de ses promenades qu’il effectuait au hasard dans les environs; d’autre part, comme il connaissait mieux que personne l’intelligence plutôt bornée et la loquacité effrénée de Noé qui, comme tous les ivrognes, lorsqu’il était ivre, bavardait à tort et à travers avec le premier venu et parfois monologuait à haute voix dans la rue, il craignait que quelque parole imprudente échappée à l’ivrogne ne vînt mettre sur la trace de d’Assas ceux qui le cherchaient.
Une indiscrétion pouvait en effet être fatale non seulement au chevalier, mais à Crébillon lui-même qui, coupable d’avoir donné asile à un prisonnier d’État, courait le risque d’être arrêté et jeté dans quelque cachot de la Bastille, perspective qui était loin de sourire au brave poète.
Néanmoins, malgré ses appréhensions, il ne pouvait se décider à quitter Versailles et continuait des recherches dont le néant lui donnait de plus en plus la triste conviction que son malheureux ami devait être victime de quelque détrousseur qui, après l’avoir dévalisé proprement, l’avait sans doute bellement assassiné.
Or, voici tout simplement ce qui s’était passé:
Lorsque Crébillon l’avait quitté le matin en lui recommandant d’attendre son retour, Noé, selon son habitude, était resté tranquille, décidé de bonne foi à obéir à la recommandation de son ami.
Mais il n’avait pas tardé à s’ennuyer lourdement et, pour se distraire, il s’était mis à boire, en sorte que Crébillon tardant à rentrer, de verre en verre, de bouteille en bouteille, Noé ne tarda pas, lui, à se griser.
Quand il fut raisonnablement gris, l’ivrogne, tenace dans ses habitudes, oublia naturellement les recommandations de son ami, se leva et sortit.
Après avoir erré quelque temps au hasard, il se sentit fatigué et, tout naturellement encore, ce fut dans un cabaret qu’il entra pour se reposer… et vider une autre bouteille.
Arrivé sur la place du château, Noé, déjà ivre à rouler par terre, se sentit encore une fois fatigué et entra dans la cantine où Crébillon retrouva sa trace. Là il se reposa encore… et but toujours.
C’était à ce moment-là que d’Assas administrait devant la grille du château, au comte du Barry, la magistrale et humiliante correction dont nous avons parlé.
Noé, trop sérieusement occupé à l’intérieur de la cantine, ne vit et ne remarqua rien. Seulement, quand il se sentit reposé, c’est-à-dire lorsqu’il eut achevé une bouteille encore, il se leva après avoir payé, et sortit raide comme un automate, ne tenant sur ses jambes que par un prodige d’équilibre.
Sur la place, après le départ de d’Assas, quelques assistants s’étaient décidés à porter secours au comte qui était resté évanoui sur le carreau, assommé, étranglé par la rage et la honte plus encore que par la douleur.
Un rassemblement s’était aussitôt formé et le hasard voulut que notre ivrogne se trouvât au premier rang, bien placé pour tout voir et tout entendre, et qu’il n’eût garde de manquer une si bonne occasion de bayer aux corneilles.
Le comte ne revenant pas de son évanouissement, de plus ayant le visage ensanglanté et les vêtements en lambeaux, quelques âmes charitables se trouvèrent qui le prirent qui par les jambes, qui par les bras, et se mirent en quête d’une droguerie où l’on pût donner à ce seigneur les soins immédiats que nécessitait son état.
Le cortège se mit en marche et, comme bien on pense, Noé suivit avec persévérance, sans même sentir les bourrades qu’il recevait de droite et de gauche, trop occupé qu’il était de conserver un équilibre qui lui échappait de plus en plus.
La première droguerie qui se présenta sur le chemin des porteurs fut précisément cette droguerie du Pavot d’argent que nos lecteurs connaissent.
Les porteurs y déposèrent le comte, et Noé, sans savoir comment ni ce qu’il faisait, entra avec eux, poussé uniquement par cette curiosité patiente et ingénue que nous lui avons vue la veille, alors que pendant des heures il resta en contemplation devant deux chevaux attachés à un arbre.
Le droguiste, les lecteurs ne l’ont peut-être pas oublié, était affilié à la même société que le comte, et c’était, sans doute, un personnage marquant dans cette compagnie dont M. Jacques était le chef suprême, car il reconnut le blessé qu’on lui amenait et le fit tout aussitôt transporter dans une chambre à coucher contiguë à ce cabinet où nous avons déjà pénétré à la suite de Nicole, la camériste de la comtesse.
C’était une chambre à coucher sévèrement meublée et dont tout l’ameublement paraissait dater du siècle dernier.
Naturellement, toujours, Noé suivit et, avisant un immense fauteuil, s’y assis tranquillement et s’y endormit d’un sommeil de plomb sans que personne fît attention à lui, entièrement dissimulé qu’il était par le haut dossier de ce vieux siège où il était littéralement enfoui.
Pendant ce temps le droguiste déclarait à haute voix que l’état du blessé qu’on venait de lui amener lui paraissait très grave, qu’il avait besoin de solitude et de repos, et congédiait promptement tout le monde. Débarrassé des importuns et des curieux, le droguiste, après avoir verrouillé la porte et sans plus s’occuper du comte, se dirigea droit à une vaste armoire de chêne qui tenait un côté de la chambre, et l’ouvrit.
Cette armoire était entièrement remplie de vêtements accrochés à des portemanteaux fixés au fond du meuble.