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Le droguiste saisit à pleines mains la tête du premier portemanteau placé à sa droite et le tira violemment, comme s’il eût voulu l’arracher.

Un déclic se fit entendre et le fond de l’armoire pivota sur lui-même, démasquant un étroit passage.

L’homme prit alors sur un meuble une chandelle qu’il alluma et, son flambeau à la main, disparut par l’ouverture qu’il venait de mettre à jour.

Quelques minutes plus tard il était de retour, accompagné de M. Jacques qu’il était allé chercher par ce chemin mystérieux qui aboutissait à la retraite des quatre pavillons.

M. Jacques se dirigea tout droit au lit sur lequel le comte avait été déposé, et, après l’avoir considéré un instant, dit:

– Il est encore évanoui.

– Ce n’est rien, monseigneur, j’ai pris le soin d’examiner le comte, il n’a aucune blessure grave… Je vais lui faire prendre quelques gouttes d’un cordial qui le fera revenir à lui.

– Faites le plus promptement possible.

Ce disant, M. Jacques cherchait des yeux un siège où s’asseoir, et le droguiste, devinant le désir du maître s’empressait d’avancer un fauteuil.

Mais alors un cri de surprise lui échappa, car dans ce fauteuil il venait d’apercevoir Noé commodément installé et qui paraissait dormir aussi paisiblement que s’il eût été dans son lit.

À ce cri M. Jacques se retourna et vit à son tour cet intrus.

– Qu’est-ce cela? demanda-t-il en fronçant le sourcil.

– Ma foi, monseigneur, fit le droguiste stupéfait, je n’en sais rien… mais nous allons bien voir.

Vivement, il referma l’armoire qui était restée ouverte, et saisissant le dormeur par le bras il le secoua rudement, en disant:

– Holà! hé! l’ami… debout!… que faites-vous ici?…

Le dormeur ainsi interpellé et secoué ne broncha pas, ne fit pas un mouvement, et lorsque le droguiste lâcha le bras qu’il tenait, ce bras retomba comme une chose inerte.

– D’où sort cet homme? demanda M. Jacques.

– Je pense qu’il est entré ici avec les porteurs qui m’ont apporté le comte, répondit le droguiste, qui tout en parlant examinait attentivement cet inconnu dont le sommeil si robuste lui paraissait étrange.

– Il me semble avoir vu déjà cette face d’ivrogne! murmura M. Jacques, qui ajouta: Maître André, voyez donc, je vous prie, ce que signifie cet étrange sommeil?

Maître André, puisque ainsi se nommait le droguiste, n’avait pas attendu cet ordre et déjà visitait soigneusement cet intrus.

Après quelques minutes d’un examen très attentif, il se redressa et dit:

– Cet homme ne dort pas, monseigneur; voyez, ses yeux ne sont pas complètement fermés, la pupille en est fixe et dilatée… Il est tout simplement assommé par l’ivresse… Il faut que cet homme soit d’une constitution extrêmement robuste, car la dose de liquide qu’il a dû absorber est effroyable et il risquait d’être foudroyé… C’est un cas fort curieux et extrêmement rare… Voyez, l’insensibilité est complète.

Ce disant, maître André secouait violemment l’ivrogne et le pinçait au sang sans lui arracher même un tressaillement.

– Cet homme voit-il? entend-il?… Au fait, je le remets maintenant, c’est cet ivrogne fieffé qui accompagne partout son ami le poète Crébillon… c’est le père de Mme d’Étioles… Poisson je crois… Il est vraiment étrange que cet ivrogne ait pu pénétrer jusqu’ici… Ce sommeil bizarre ne cacherait-il pas quelque ruse?…

Le droguiste secoua la tête:

– Non, monseigneur, je vous réponds que nous ne sommes pas en présence d’un simulateur… Cet homme lorsqu’il retrouvera ses esprits, si toutefois la congestion ne le foudroie pas dans l’état où il est, cet homme serait certainement fort embarrassé de dire où il est et comment il y est venu.

– Mais enfin entend-il?… voit-il?… et s’il voit, s’il entend, gardera-t-il souvenance de ce qu’il aura vu et entendu?

– Je crois qu’il ne voit ni entend… Toutefois je n’oserais rien affirmer… c’est un cas tellement spécial…

Sans rien dire, M. Jacques prit un pistolet dans un meuble et, appuyant le canon sur la tempe de Noé, il arma froidement, en disant impérieusement:

– Debout, l’homme… ou vous êtes mort!…

Noé ne broncha pas.

– Je vous l’ai dit, monseigneur, insensibilité complète… Je crois que cet homme n’entend rien et ne voit rien.

– N’importe, dit M. Jacques, puisque la fatalité a amené cet ivrogne ici, il sera bon, pour plus de sûreté, de s’assurer de sa personne… Maître André, vous le ferez transporter dans la pièce isolée du petit pavillon… vous aurez soin qu’il ne puisse échapper et vous le traiterez convenablement… Il serait peut-être bon d’entretenir chez lui une ivresse persistante, à seule fin de lui faire perdre le souvenir de ce qu’il aura pu voir et entendre… Lorsqu’il en sera temps, je vous le ferai savoir, on le grisera de nouveau et on le déposera nuitamment loin de la maison, sur la route, afin de lui laisser croire, quand il sortira de son ivresse, qu’il a rêvé… Jusque-là, veillez à ce qu’il ne puisse échapper.

– Vos ordres seront exécutés, monseigneur… Quant à s’échapper… hum!… cela me paraît difficile… la pièce en question n’a pas d’issue visible et il faudrait que cet ivrogne fût doué d’un flair tout particulier pour découvrir le ressort qui ouvre la porte secrète…

– Il faut tout prévoir… veillez quand même… Mais en voilà assez sur le compte de cet imbécile… Occupons-nous du comte du Barry.

Quelques instants plus tard, grâce à des soins énergiques, le comte revenait à lui et constatait avec satisfaction qu’à part la douleur produite par la quantité de coups de canne reçus, il n’avait rien de cassé et serait vite remis sur pied.

Aux questions de M. Jacques, il répondit qu’il n’avait pu exécuter l’ordre qu’il avait reçu et qu’au moment où il allait entrer au château afin d’y recueillir des détails sur l’évasion de ce misérable d’Assas, que le baron de Marçay, dans une note éplorée, venait de signaler à ses supérieurs, il avait été arrêté par ce démon de d’Assas lui-même, qui l’avait mis dans le piteux état où il était présentement.

Le comte termina ce récit douloureux pour son amour-propre en disant avec un accent de haine farouche:

– Cette fois-ci, que vous le vouliez ou non, si je rencontre cet homme, je le prends… il me le faut… Je veux, avant de le tuer, lui faire souffrir mille morts… Vous ferez de moi ce que vous voudrez après, mais je veux ma vengeance, et je l’aurai terrible, éclatante…

– Allons, allons, calmez-vous, mon cher comte, et puisque vous tenez tant à cette vengeance, eh bien… je vous abandonne ce d’Assas… vous en ferez ce que vous voudrez… Là! êtes-vous satisfait?…

– Ah! merci, monseigneur!…

– Remettez-vous vite, car je vais avoir besoin de vous…

– Soyez tranquille, j’ai autre chose à faire qu’à rester dans mon lit… Je vous réponds, monseigneur, que je ne moisirai pas ici, répondit le comte avec un sourire de joie hideuse.

– Bien, bien… je m’en rapporte à vous… Toutefois, dans votre intérêt, ne commettez pas d’imprudence… Maintenant, je vous quitte… j’ai des ordres pressés à donner… Maître André, je vous recommande encore une fois cet ivrogne… suivez ponctuellement mes instructions à ce sujet…

Là-dessus, M. Jacques se dirigea vers la fameuse armoire et disparut.