Un quart d’heure plus tard, Noé était transporté dans une pièce assez confortablement meublée, mais ne possédant ni porte ni fenêtre apparentes.
La pièce était faiblement éclairée par une veilleuse.
L’ivrogne avait été déposé dans un vaste fauteuil et, sur un petit guéridon, un en-cas et de nombreux flacons poudreux étaient disposés, de manière à attirer l’attention de l’ivrogne à son réveil, et les flacons avaient été choisis d’apparence vénérable, de manière à rendre la tentation irrésistible.
Voilà tout bonnement où se trouvait Noé Poisson, tandis que son ami Crébillon, qui le croyait mort, se désolait tout en continuant des recherches infructueuses.
XXIV UNE VISITE INATTENDUE
Après le départ d’Assas et de Crébillon la comtesse du Barry était restée longtemps songeuse devant la porte par où venait de s’éloigner celui qu’elle avait élu et qui emportait son cœur. Un travail lent, mais tenace, se faisait dans cette tête si jeune et si belle.
Des pensées qu’elle n’avait jamais eues, qu’elle ne soupçonnait même pas, venaient l’envahir et ouvraient à son esprit étonné des horizons nouveaux.
Des pudeurs inconnues, des délicatesses raffinées lui venaient tout à coup et elle se prenait à rougir à la pensée de ce qu’elle avait été, de ce qu’elle avait fait, de ce qu’elle était encore.
Pourquoi ces hontes soudaines?… Pourquoi ces pensées nouvelles qui la prenaient et la charmaient tout à la fois?…
C’est que l’amour pur et sincère mettait son emprise souveraine sur ce cœur qui n’avait jamais battu; c’est que l’amour régénérateur sortait vainqueur dans l’effroyable combat que lui livraient l’ambition, la haine, tous les sentiments vils et bas qui luttaient désespérément contre lui; c’est que toutes les scories de ce cœur vierge encore se fondaient, se purifiaient au contact de ce maître incontesté.
Et rêveuse, délicieusement alanguie, elle revoyait par l’imagination cette soirée, ce bal de l’Hôtel de Ville où pour la première fois elle s’était produite sous ce nom d’emprunt de comtesse du Barry, et à son oreille retentissaient les paroles de Saint-Germain qui d’une voix douce et grave lui disait:
– Vous n’êtes pas, vous ne serez jamais la comtesse du Barry… Il en est temps encore, partez, vivez modestement, mais honnêtement, dans votre pays… là-bas… à Vaucouleurs… et soyez ainsi assurée que vous trouverez ainsi le bonheur.
Et voilà que, chose étrange, cet inconnu qui accompagnait d’Assas, ce poète au ton railleur, à l’œil ironique, aux manières communes et emphatiquement théâtrales, venait de lui répéter là, avec la même douceur dans la voix et le regard, la même chose en termes presque identiques.
Et cet inconnu qui paraissait l’avoir devinée, tout comme Saint-Germain naguère, avait parlé du rôle qu’on lui faisait jouer.
Il savait donc?
Et il savait, comme Saint-Germain, pourquoi cette même douceur, pourquoi cette pitié qu’elle avait lue clairement dans son regard, tandis que lui, l’aimé, restait immuablement froid et dédaigneux, presque méprisant?
Toutes ces choses la frappaient étrangement, et dans son esprit simple, enclin à la superstition, cette idée qu’elle était fatalement destinée à échouer dans la tâche qu’elle avait assumée, s’incrustait tenace et tyrannique.
Et elle se demandait s’il ne valait pas mieux se donner le bénéfice de renoncer soi-même, librement, plutôt que d’échouer honteusement.
Au moins, par son abandon volontaire, se concilierait-elle des sympathies, forcerait-elle l’estime de ceux qui lui tenaient tant à cœur, tandis qu’en persistant en allant à un échec qu’un secret pressentiment lui montrait certain, elle verrait tout le monde se tourner contre elle, même et surtout ceux qui l’avaient poussée jusque-là.
Et son imagination allant de Saint-Germain à Crébillon, elle répétait machinalement les paroles du poète:
– Vous n’êtes pas faite pour le rôle qu’on vous fait jouer ici.
Et elle se demandait avec angoisse, stupéfaite elle-même devant les tiraillements de sa propre conscience, si ce poète n’avait pas raison, et si elle ne devait pas écouter sa voix qui lui conseillait de renoncer à la lutte, de réaliser ce qu’elle possédait et, avec cette petite fortune, de se retirer dans son pays, d’y vivre honnêtement en élevant sa petite sœur.
Cette fortune, d’ailleurs, qui lui paraissait aujourd’hui très modeste, ne lui apparaissait-elle pas, lorsqu’elle exerçait son métier de fille galante, comme un rêve doré qui ne se réaliserait jamais?
Elle sortit de ces pensées comme d’un songe et s’aperçut alors qu’elle tenait dans sa main crispée un papier que Crébillon y avait glissé avant de partir.
Elle ouvrit le billet et lut.
Il ne contenait pas autre chose que le nom d’une hôtellerie et les indications d’étage et de porte.
L’adresse de d’Assas sans doute.
Cet inconnu pensait donc qu’il pouvait lui être utile de connaître cette adresse?… Il pensait donc qu’elle pouvait avoir l’idée de retourner voir d’Assas?
Pourquoi?… Après ce qui s’était passé entre eux aux prisons du château, quelle nouvelle tentative pourrait-elle faire?…
Qu’espérait d’elle ce poète?
Et de plus en plus songeuse, elle allait rentrer chez elle, lorsque l’idée lui vint que le jardinier allait peut-être bavarder et raconter comment les deux fugitifs s’étaient introduits dans le jardin.
Personnellement, cela lui importait peu. Elle était tellement lasse et découragée qu’il lui indifférait complètement que le roi et M. Jacques lui-même apprissent qu’elle avait laissé fuir le chevalier.
Mais elle comprenait fort bien aussi qu’une indiscrétion pouvait livrer celui qu’elle aimait malgré tout et elle ne voulait pas maintenant le voir en prison.
Elle fit donc un détour et, ayant trouvé le jardinier qui se livrait consciencieusement à son travail quotidien, elle lui dit:
– Ces deux gentilhommes sont enfin partis… Une autre fois, Gaspard, soyez plus prudent… Je veux bien, pour cette fois, vous promettre de laisser ignorer cet incident au roi… mais songez que si pareille aventure se renouvelait et que le roi vint à le savoir, vous seriez impitoyablement chassé… et vous avez de la famille, je crois… Dans votre propre intérêt, veillez à ce que cela ne se renouvelle plus…
Gaspard, à ces paroles, avait pâli, dans la crainte de perdre sa place, et avait répondu d’un ton soumis:
– Je vous jure, madame, que j’ai fait tout ce que j’ai pu pour empêcher ces gentilhommes d’entrer et, une fois entrés, pour les faire sortir… le jeune m’a même offert sa bourse que j’ai refusée… et cependant j’ai de la famille en effet… Si madame veut bien me promettre de ne rien dire, je lui affirme que pareil fait ne se présentera plus… mais, je vous en prie, faites que le roi ne sache rien…
– Je vous ai promis de ne rien dire, je tiendrai ma promesse… le roi ne saura rien… à moins que vous-même ne commettiez l’imprudence de parler…
– Oh! madame peut être tranquille… je n’irai pas me vendre moi-même.
Et en disant ces mots, le brave homme paraissait gêné.
Sans remarquer cette gêne, la comtesse reprit:
– En attendant, vous avez bien fait de refuser la bourse qu’on vous offrait… mais comme je ne veux pas qu’il soit dit que vous avez perdu quelque chose en cette occurrence… voici la mienne… vous pouvez la prendre, celle-là… j’espère qu’elle ne sera pas moins bien garnie que celle que vous avez refusée…