Et coupant court aux paroles du brave homme qui se confondait en bénédictions et en remerciements, elle rentra chez elle pendant que Gaspard soupesait la bourse avec une évidente satisfaction et se grattait furieusement l’oreille, en murmurant:
– Et moi, triple niais, qui n’ai pas su garder ma langue et suis allé sottement raconter la chose à Mlle Nicole… Pourvu que cette brave demoiselle n’aille pas faire comme moi et bavarder… Madame est bonne, elle veut bien oublier… mais M. Lebel lui, ne badine pas… c’est que je serait impitoyablement chassé… Et mes pauvres enfants, qu’est-ce qu’ils deviendraient?… Il faudra que je prie Mlle Nicole de ne rien dire.
Pendant ce temps, la comtesse, qui était rentrée dans son boudoir, se disait:
– Allons, ce brave Gaspard a trop peur de perdre sa place, il ne parlera pas… me voici tranquille.
Et ayant allumé une cire rose, elle brûla avec précaution le billet de Crébillon, dans la crainte que ce chiffon de papier venant à s’égarer, l’adresse qu’il contenait ne tombât entre les mains de quelque malintentionné et ne mît sur la trace du fugitif.
À la suite de cet incident la comtesse resta pendant deux jours en proie à une agitation intérieure violente, sans cesse harcelée par les idées nouvelles qui jaillissaient dans son cœur et dans son cerveau, mais ne trouvant pas malgré tout la force de prendre une détermination ferme.
Elle paraissait agacée, nerveuse, d’une sensibilité extrême qui la faisait éclater, sans raison apparente, en rires désordonnés ou en sanglots déchirants.
Tout le monde dans la petite maison subit le contre-coup de cette crise qu’elle traversait.
Le roi lui-même dut en subir les effets, ce qui le refroidit sensiblement sans que la jeune femme parût le remarquer.
Enfin, au bout de deux jours, n’y tenant plus, elle se fit habiller très simplement d’une toilette noire et prévint Nicole qu’elle sortait.
Elle se rendit tout droit à l’adresse que lui avait donnée Crébillon, monta directement sans rien demander à personne et frappa à la porte qui lui avait été désignée, d’avance le cœur étreint par une indicible angoisse.
Ce fut Crébillon qui vint lui ouvrir.
Le poète ne parut pas autrement surpris de cette visite mais en revanche d’Assas tressaillit violemment.
Elle vit ce tressaillement et, croyant qu’il voulait la chasser, elle joignit les mains dans un geste suppliant.
Crébillon les regardait tous les deux avec une attention soutenue. Il paraissait très calme, seulement ses doigts battaient nerveusement un rappel frénétique sur le dossier d’une chaise qu’il avait saisi machinalement.
D’Assas cependant s’était levé et de sa voix fraîche et sonore, la regardant bien en face pendant qu’elle restait muette, trop émue pour parler, il dit doucement, avec une déférence visible:
– Madame, lorsque vous me fîtes l’honneur de me venir visiter dans ma prison, je me suis oublié jusqu’à vous dire des choses qu’un homme ne doit pas dire à une femme… quelle qu’elle soit… ce faisant, j’ai manqué au respect que tout homme bien né doit à une femme… je vous en demande pardon…
Elle leva sur lui des yeux brillants, se demandant si elle entendait bien, si elle ne rêvait pas, et ne trouvant pas un mot à dire elle éclata en sanglots, tomba à genoux et, avant qu’il eût pu faire un mouvement, saisit sa main et la baisa.
Vivement, d’Assas confus la releva en murmurant:
– Oh! madame!… que faites-vous?…
Et le pauvre chevalier éperdu regardait Crébillon comme pour implorer son secours.
Celui-ci, non moins ému, ne se fit d’ailleurs pas tirer l’oreille. Il approcha vivement un fauteuil dans lequel la jeune femme se laissa tomber, la tête enfouie dans ses deux mains, toujours secouée par d’affreux sanglots.
Le poète fit au chevalier un signe qui recommandait de se taire et de respecter cette douleur sincère, et posant doucement sa main sur la tête de la jeune femme avec une douceur infinie qu’on n’aurait jamais soupçonnée dans ce grand corps dégingandé:
– Pleurez, mon enfant, pleurez… les larmes sont bonnes, les larmes sont saintes parce qu’elles sont régénératrices… pleurez… parce que, avec les larmes de vos yeux tombent en même temps toutes les mauvaises pensées qui étouffaient votre cœur… pleurez, parce que ces larmes purifient ce cœur qui se dégagera pur et radieux… pleurez, mon enfant…
Et, comme une mère qui berce son enfant, l’excellent homme, en des paroles émues, laissait parler son cœur de poète et endormait la douleur dans ce cœur meurtri, pendant que d’Assas contemplait ce spectacle et écoutait avec une émotion qu’il n’essayait pas de cacher.
Enfin, la jeune femme parut se calmer.
Elle essuya ses yeux et dit avec un sourire triste et doux:
– C’est fini!…
Et comme ses yeux se fixaient sur d’Assas en prononçant ces mots, Crébillon esquissa un mouvement de retraite que le chevalier vit avec inquiétude, car il se demandait ce que venait faire la comtesse, et un tête-à-tête avec cette femme, qui, décidément, était de plus en plus étrange et extraordinaire, l’effrayait.
Juliette vit-elle cette inquiétude?… Comprit-elle ce qui se passait dans l’esprit de d’Assas?
Nous ne saurions le dire.
Toujours est-il qu’elle dit à Crébillon qui déjà gagnait la porte:
– Restez, monsieur, je vous prie… Vous pouvez entendre ce que je suis venue dire à M. d’Assas…
Crébillon s’inclina, satisfait au fond d’assister à cet entretien qui l’intriguait, devinant que sa présence pouvait être utile, tandis que d’Assas, de son côté, respirait plus à l’aise, satisfait de voir un tiers entre lui et cette femme déconcertante.
Juliette reprit, s’adressant à d’Assas, cette fois:
– Vous avez eu, tout à l’heure, la générosité de me demander pardon pour les vérités un peu dures peut-être que vous m’avez dites l’autre jour. Ces vérités, je les avais méritées par toutes les… sottises que je vous ai dites… dont je rougis aujourd’hui, et c’est moi, d’Assas, qui vous demande pardon…
– Oh! madame, je ne souffrirai pas!…
– Écoutez-moi, je vous prie… Oui, je vous demande pardon de vous avoir, par mes folles paroles, par mes actes méprisables et, je le sens aujourd’hui, indignes d’un cœur honnête, mis dans la cruelle nécessité de me dire des choses que vous vous reprochez dans la bonté de votre cœur… alors que je reconnais maintenant et que je déclare hautement, devant monsieur qui m’entend, qu’elles étaient fort au-dessus de ce que je méritais.
– Je vous en conjure, madame, dit d’Assas, ne parlons plus de cela… j’ai tout oublié pour ma part… et… je serais heureux, croyez-le, si vos paroles et vos actes futurs me permettaient de ne me souvenir que du service que vous m’avez rendu l’autre jour et de vous remercier autrement que par de vaines paroles, comme je le fais en ce moment…
La comtesse le regarda avec une pointe d’attendrissement étonné et murmura, pour elle-même:
– Il serait donc vrai…?
Puis, secouant sa tête charmante d’un air résolu, elle répondit:
– Peut-être avez-vous raison… mais ce que j’ai à vous dire me ramènera forcément à parler de ce qui s’est passé entre nous… Rassurez-vous pourtant, j’éviterai autant qu’il me sera possible de rappeler des souvenirs qui me sont aujourd’hui plus pénibles et plus odieux qu’ils ne peuvent l’être pour vous… et si certains de ces souvenirs que je serai forcée d’évoquer devant M. de Crébillon sont humiliants pour moi… eh bien, ce sera ma punition… le commencement de l’expiation que je me suis imposée… uniquement pour mériter un peu de votre estime.