Deux autres mecs, dont l’un est armé d’une mitraillette clairon (c’est mézigue qui l’appelle ainsi) attendaient ma sortie en braquant ma porte (et donc moi, à présent).
D’un signe de tête, il me fait signe d’aller me placer auprès de mes copains et d’adopter leur posture. Bon, s’il n’y a que ça pour lui faire plaisir, on ne va pas se chicaner pour si peu.
Le troisième, qui n’a encore rien fait d’intéressant, passe dans la chambre que je viens de quitter et réapparaît en tenant la baronne par le bras.
Ces gens sont d’une efficacité qui s’appuie sur le silence et la détermination. Le type en question quitte la maison avec la dadame ; j’entends la porte de fer qui grince dans sa rouille.
Cette fois, te voilà bien niqué, mon Sana. Toi qui as pris l’Orient-Express pour protéger la mère Van Trickhül et qui, par deux fois, te la laisses engourdir à tes nez et barbe, gros malin. Non, pas malin : madré que prétend l’autre con de Félisque Binoït, qui possède autant d’humour qu’un bac à friture refroidi et le fait savoir.
Le grand chef suprême de la Rousse parisienne est là, mains au mur, les tempes battantes d’une rage incoercible, comme on dit dans le commerce.
Le temps s’écoule, pour du beurre. On attend quoi ? Le retour des Russes ?
Probable que le gazier qui a embarqué Léocadia dirige le commando et qu’il va revenir. C’est bien sûr lui que nous espérons. Dans quel but ? Ces méchants comptent-ils nous récurer la prostate ? Voire nous embarquer à notre tour ?
Je me dis qu’il me reste encore des petites ampoules soporifiques dans ma poche gousset et qu’en craquer une serait judicieux à ce moment de l’action (ou plutôt de l’inaction). Seulement, avec ces gaillards, je sais qu’un geste de trop serait salué par une volée de plomb. Ces messieurs sont des assassins diplômés qui possèdent leur licence de tueur, ça se pige d’un seul regard.
Chaque fois que j’ai cherché une idée, je l’ai trouvée, parole ! Suis-je doué ? Surdoué ? Doté d’une intelligence au-dessus de la moyenne ? Je te laisse le soin délicat de décider.
Figure-toi que j’avise, à cinquante centimètres sur ma gauche, le commutateur électrique. Je pense que si je l’actionnais, il ferait nuit dans le salon, lequel n’est éclairé que par une grosse vieille ampoule logée dans une sorte de coupe colorée.
Insensiblement, sans paraître bouger, je m’achemine de quelques centimètres en direction du commutateur mentionné plus avant. Infime déplacement de mes talons, puis, peu après de mes pointes de godasses. Je chique au mec qui trouve sa position astreignante et qui compose avec elle.
Seulement faut que j’affranchisse mes gentils compagnons d’infortune. Comment ?
C’est l’attitude de la mère Léocadia qui m’inspire. Je me fous à siffloter, puis à fredonner. Nos « gardiens » restent impassibles. Je chantonne Domino (notre hôte, je te le rappelle, se prénomme Dominique).
Et ça fait ça, ma chansonnette :
— Shut up ! aboie l’un des deux gaziers, agacé.
Bon, bon, je me tais. Encore un brin de rotation et je me trouve face à l’interrupteur. Maintenant, va falloir usiner du nombril, mon pote. Je gonfle mon bide autant que je peux en le frottant contre la cloison.
Tout en agissant, je retapisse la position des deux vilains.
Et c’est tout à coup l’obscurité bienfaisante.
Pas le temps de la déguster à la petite cuiller. Je me balance sur le plancher, exécute un roulé boulé qui me fait culbuter l’un des méchants. La mitraillette glaviote un chapelet de quetsches. Je sens du mou, y enfonce ma droite. Cri ! Je réitère. Re-cri (sans chuchotement). Maintenant c’est du dur que je palpe : un crâne. Pouf ! Je trinque. Tellement fort que j’ai dû lui fêler la coquille. Au craquement, je pense y avoir scrafé le tarin. Le gus va devoir se moucher en empoignant une tomate écrasée. De ma main gauche, je lui cueille le menton, au jugé, et je mets ma dextre en tranchant pour lui assurer une manchette carabinée à la pomme d’Adam. Sa glotte éclate comme une noix. Il va lui falloir une trachéotomie pour respirer confortablement.
Et l’autre, pendant ce temps ?
Ben, il ne doit savoir faire que deux choses dans l’existence, ce paf ailé : vider un chargeur et se tailler.
Il canarde jusqu’à plus soif, puis fout le camp en renversant des sièges sur son passage.
Je dégaine l’une des armes prélevées sur les agresseurs du train pour le courser.
Je décèle son ombre devant la porte du jardin où, de jour, la glycine en fleur met de tendres couleurs. Prends appui sur mon avant-bras gauche et vise posément.
Le secret, je vais te dire, c’est, dans les cas urgents, de ne pas céder à la précipitation, toujours néfaste, mais, au contraire, d’agir comme si tu contrôlais le temps. A force de calme, il se plie à ta volonté, se « démultiplie ». Le fuyard, par contre, il est sur des charbons, alors ses gestes s’empêtrent, il bégaie des jambes et des brandillons.
Je lis ma mire sur sa gueule, me dis que non non, pas de ça. Le neutraliser, certes, mais sans le refroidir. Mon canon se déplace et je vise ce qu’on nomme en langage de chasse : le défaut de l’épaule.
« Mon feu détone ». Ça produit un bouzin du diable au milieu de cette nuit hongroise. Le mec émet un beuglement sauvage, titube sous l’impact et tombe à genoux.
J’accours, juste comme il parvient à se redresser. Sa mitraillette gît sur le sol et il a le bras inerte le long du corps. Lui enfonce le tuyau d’échappement de mon pistolet dans le creux de sa nuque.
— Calmos ! lui intimé-je.
Il résigne.
Voilà, c’est ce qu’on appelle « reprendre la direction des opérations ». Ce genre de renversée, je la réussis assez bien dans l’ensemble. T’as vu dans l’Orient-Express, la force de l’homme-flic ? Cette maestria pour dominer la situation. Trois gonziers neutralisés en vingt secondes. Et là ? Deux ! Bruce Lee ne faisait pas mieux avec son bâton tournoyant.
— Comment ça se passe ? interroge le gars Dominique.
— Un velours ! Et de votre côté ?
— Ma chérie a pris un éclat de bois dans la cuisse, à part ça, tout baigne !
— Soignez-la, j’arrive.
— Vous savez que l’autre type a des ennuis avec l’existence ? Je crois qu’il aurait intérêt à respirer avec ses fesses. Je préviens la police ?
— Ça va tourner au caca, prédis-je : l’emballage général et des suites extra-fâcheuses que je vous raconte pas.
— De toute manière, avec cette séance d’apocalypse, on va avoir de la visite ; vous ne vous rendez pas compte du chahut qui a été fait ici ! Regardez : on commence à voir des lumières un peu partout.
Je suis l’homme des promptes décisions, tu le sais ? Je fulgure, côté détermination.
— Version, fais-je. Deux mecs armés se sont introduits chez vous. Ils ont assaisonné le Gros Béru et vous ont tenus en joue. Avec un héroïsme qui fait honneur à la France éternelle, vous vous êtes jeté sur eux et êtes parvenu à réduire l’un des agresseurs. L’autre s’est sauvé après avoir vidé son magasin de quincaillerie. Pas un mot sur la baronne, pas un mot sur moi. Tchao !
Je fais pivoter l’homme au bonnet de laine.
— Allez, mon gros lapin, vivons notre vie.
SAMEDI
Szentendre, 4 h 50
Y a plein de gens qui disent la vérité comme une montre arrêtée donne l’heure : deux fois par jour, et pas longtemps. Il est clair que mon prisonnier appartient à cette confrérie.