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Mon regard tombe sur un grand tableau qu’éclaire la lune rougie par le vitrail ; il représente un ange « grandeur nature », si tant est qu’il existât des anges. Moi je trouve ça répugnant, un être à forme humaine avec des ailes. T’imagines cet organe couvert de plumes dans un dos d’individu ? Ça filerait la gerbe à un iguane ! Ma pomme, un ange se pointerait pour m’annoncer que je dois aller sauver la France dard-dard, je me taillerais les coudes au corps malgré mon patriotisme exacerbé.

Pourtant, il a l’air bienveillant avec mézigue, celui du portrait, dans sa belle robe azur et doré. Il semble m’adresser un signe du doigt, sans blague. Il me désigne, non pas le ciel, ce qu’a probablement voulu le peintre, mais la tribune des orgues. Et son regard est si présent, si péremptoire, que je m’engage dans l’escalier en collier de maçon, non sans avoir ôté mes escarpins.

Tu vas mesurer comme je suis un triste fumelard, de déblatérer sur ce messager de Dieu, car, à peine ai-je atteint la galerie que j’entends la porte s’ouvrir, un double pas réverbéré par la voûte retentit. De ma position perchée je vois pénétrer deux mecs en sombre. Dis voir, c’est un bataillon cette bande tracassière qui « s’occupe » de la mère Van Trickhül. Quand y en a plus, y en a encore !

Les deux survenants inspectent rapidos et vont jusqu’au chœur, attirés par la lumière de la sacristie. Ils découvrent le paysage.

L’un s’écrie « O Seigneur ! » en anglais, exclamation tout à fait conforme au saint lieu ; l’autre hurle « Putain de sa mère ! » en italien, ce qui est moins orthodoxe.

Ayant ainsi souscrit aux impétuosités de la stupeur, ils tiennent un rapide « concile à bulle », comme dit volontiers Bérurier. Il en ressort qu’ils estiment que je dois me trouver encore dans l’église car ils prennent en main leurs rapières et rebroussent chemin en visitant les confessionnaux. Ne m’y ayant point trouvé, ils vont à l’escalier que j’ai emprunté et s’y engagent. Ma chance est qu’ils l’empruntent à l’unisson, pratiquement collés l’un à l’autre.

Pour Bibi, la fiesta continue. J’empoigne à deux mains le lourd tabouret pivotant de l’organiste, en chêne massif, et m’approche de l’escadrin. Le coin est propice car une ombre épaisse me protège.

J’attends avec sérénité la suite des opérations. Bientôt, la tête du premier gars surgit au dernier virage des marches. Je maîtrise ma fébrilité. Pas d’impatience, tu le sais, mais le calme engendreur du succès.

Il faut que le second bandit se trouve dans l’alignement de celui qui le précède si je veux jouer aux dominos avec eux.

Je tiens le tabouret dressé au-dessus de ma tête, à bout de bras. Il pèse au moins quarante kilos, le bougre. En tout cas trente-neuf cinq cents !

Ça y est, je tiens mes deux bustes. C’est le moment, c’est l’instant, Armand. Gare aux taches ! Vraoum ! De toutes mes forces ! Mamma mia, ce grabuge ! Le premier de cordée chope le meuble en pleine poire ; ne dit pas une broque, mais se trouve catapulté à la renverse contre son camarade.

Y a cascade de viande dans l’escadrin, fils ! Le second bieurle aux petits pois vu qu’il doit, en dévalant, émietter sa colonne vertébrale.

Bibi n’attend pas le résultat des courses pour descendre quatre à quatre les marches en forme de boomerang, une main coulant sur la rampe vernissée.

Je saute à pieds joints sur les deux corps enchevêtrés. Le ziguche qui fermait la marche me reçoit plein cadre car j’ai à-piedjointé sur sa poitrine.

Quatre cerceaux de nazes, plus deux de voilés. Il est out, cherchant à renouer des relations privilégiées avec l’oxygène ambiant.

Je ramasse son feu qui gît sur les dalles et cette fois m’esbigne par la grande porte non sans avoir adressé un grand merci à l’ange.

SAMEDI

Szentendre, 5 h 15

Comme dit Patrice, les restaurateurs chinois ont inventé des aromates qui ont le goût de moisi et dont ils saupoudrent les denrées fraîches afin que les clients ne s’aperçoivent pas qu’elles ont le goût de moisi. Eh bien, c’est une odeur de condiment chinois qui fouette mes naseaux.

Je m’arrête pour humer. Me trouve dans une venelle cacateuse encombrée de poubelles effrayantes par la teneur des résidus qu’elles hébergent. En contrebas, à l’endroit où la ruelle comporte des marches, j’aperçois une jeune fille asiate drapée dans un peignoir de soie rouge à motifs noirs qui coltine un seau. Comme elle m’a vu, je prends le parti de lui sourire et m’approche d’elle, avec l’air avenant du représentant en livres qui vient chez un chômeur longue durée pour lui proposer les œuvres complètes de Marcel Proust reliées en peau de burnes.

Je lui bonnis que je suis en panne avec ma voiture et est-ce qu’il y a un garage dans le pays ?

Elle ne parle que le hongrois et un peu le cambodgien moderne, mais on s’en sort. Elle me raconte comme quoi les garages sont fermés jusqu’à lundi. Et comme elle a la bosse du commerce (elle en trimballe même deux petites sous son kimono), me propose une chambre à louer. Voilà qui tombe à trèfle (toujours à pic, ça fatigue).

Je me permets de penser qu’il serait bon pour ma santé de me soustraire aux vicissitudes de la circulation pendant quelques heures ; en vertu de quoi je me laisse driver en une maisonnette malodorante (pour mes délicates narines), occupée par un vieil homme qui ressemble à un magot taillé dans l’ivoire et une femme rousse aux yeux fauves couverte de taches de son. Surprenant personnage que cette dernière ; on la devine consécutive à l’accouplement d’un Européen et d’une Asiatique (ou lycée de Versailles), sa peau est blanche, mais les dominantes de son visage, ainsi que la forme de ses yeux sont asiates.

La petite sauvageonne au seau roucoule des trucs ayant trait à moi, la femme (qui doit être sa mère) acquiesce et me sourit, puis me fait signe de la suivre jusqu’à un escalier en forme d’échelle de meunier, laquelle me hisse dans un grenier aménagé en chambre. C’est passablement meublé en bambou, paille tressée et décoré de tissus soyeux et d’objets de bazar made in Hong Kong. Le lit est un matelas sur un treillage drapé d’une couverture bariolée. Une coiffeuse ancienne, dénichée probablement chez un brocanteur, sert de lavabo : cuvette de faïence, broc. Le tout se prête mal à des ablutions poussées ; disons que c’est là un petit lave-bite pour sous-lieutenant d’avant la guerre de 14.

La dame rousse parle un brin d’allemand. Elle me demande si ce logement me convient. Je lui réponds que j’en rêve depuis ma première communion. Elle s’informe de ma nationalité, je ne lui cèle pas que je suis français d’un bout à l’autre et ça n’a pas l’air de la contrarier, bien au contraire. J’ajoute que je suis descendu à Budapest et que, revenant d’une visite chez un ami, ma voiture a coulé une bielle ; je préfère attendre lundi à Szentendre.

Je lui déclare être fourbu et avoir besoin de repos, ne m’étant pas couché de la nuit. Elle s’incline avec un sourire large comme un peigne de danseuse espagnole et me laisse.

Là, je peux te l’avouer, le gars Mézigue, fils unique et donc préféré de Félicie, défaille. Tu sais que les émotions violentes ajoutées à l’insomnie, te ruinent la carcasse d’un mec ? Je me dessape en moins de temps qu’il n’en faut à un bègue pour le dire, me mets complètement nu, vais tirer les rideaux obstruant la lucarne afin qu’ils joignent bien et m’enquille sous la berlue. Y a pas de draps au plumard, mais j’en ai rien à secouer.

Un bon moment durant (ou dupont), je perçois le bruit grignoteur que produit une espèce de petit métier à tisser dont se sert le magot d’en bas. J’ignore ce qu’il fabrique comme chinoiserie, ce gus. Qu’importe ? Chacun sa merde !