DIMANCHE
Szentendre, 2 h 40
Vingt-quatre plombes sans licebroquer, faut le faire.
Je me réveille en rêvant encore que je me trouve dans un wagon bondé du métro et que je compisse les autres voyageurs. Ils ne se fâchent pas. Drôle, non ? Y a même un gros monsieur dont le cou fait des plis qui abaisse son Parisien Libéré pour me regarder purger l’eau du radiateur avec un sourire gentil, style : « Ça soulage et ça ne coûte pas cher, hein ? »
Je me lève et me pète la tronche contre le toit mansardé. Enfile mon slip pour descendre à la recherche des gogues. En bas, le magot est allongé sur une natte, avec une couverture de grosse laine. Il dort, le nez pincé ; ses yeux clos ressemblent à deux boutonnières de pardessus neuf.
Sans bruit, j’ouvre une lourde ; manque le bol, elle donne sur une chambre où les deux femmes sont couchées dans le même lit grabataire. Ce faisant, je réveille la rouquine ; la voilà qui se dresse sur un coude.
— Lavatory, please ?? Je chuchote.
— Out !
Dehors ! Charmant. Nu-pieds, je gagne la cour où une petite cabane à la porte percée d’un cœur m’attend. Début de miction : mesdames, mesdemoiselles, messieurs, bonjour.
Sans me lâcher Coquette, je regarde ma montre. Deux heures quarante ! Du coup, mon brise-jet fait une embardée ! Est-il possible que j’aie roupillé toute la journée de samedi, plus la nuit du samedi au dimanche (aux dix manches) ? Ce n’est pas la première fois qu’il m’arrive une mésaventure de ce calibre ; dans les cas d’extrême fatigue, je me suis parfois payé deux tours de cadran.
Le petit matin est froid comme les fesses de ta femme quand elle ne couche pas avec moi. Le jour prochain s’annonce mal : un ciel bas, noir et boursouflé. Aussi sot que ça puisse sembler, je tombe encore de sommeil, aussi retourné-je remettre ma carcasse dans sa niche. Je somnole un brin, puis ma lucidité entreprend de débloquer en m’apportant force pensées affligeantes.
Je pense à Béru. S’est-il remis ? A la baronne : où est-elle ? Que lui a-t-on fait ? Aux spadassins que j’ai laissés sur le carreau : quel ramdam en a consécuté ? Je pense à mon pauvre taxi qui aura veillé pour la peau ! Je pense plus fortement encore à Berthe, qu’en est-il advenu avec mes combines à la mords-moi-le-zob-sans-m’écorcher-le-mandrin ? Et le brave Pourrinet et sa compagne, comment se tirent-ils de cette béchamel où je les ai flanqués ?
Tu comprends qu’avec ce paquet de questions merdiques sur la coloquinte, ma quiétude bourgeoise s’effiloche.
Les marches de l’escalier geignent et l’hôtesse rousse apparaît, portant un plateau. Elle est vêtue d’une chemise de nuit flottante qui me fait regretter le non-éclairement de la pièce car il doit y avoir des petits trucs marrants à retapisser sous le voile. Surtout à cette heure plus que matinale où les queues sont raides.
Elle s’agenouille près de mon lit et dépose son plateau sur le sol. Je découvre une théière, une tasse, du sucre et des sortes de beignets froids qui sentent l’huile de vidange d’un vieux tracteur. Elle me sert avec un rien de dévotion. Je m’empare de la tasse chaude, souffle sur le breuvage parfumé au jasmin.
Gentille fille. Elle reste assise sur ses talons à me regarder comme si j’étais le cousin germain de Confucius en tournée d’inspection.
Je demande son nom à la chère femme, elle me dit s’appeler Gnô-Ki, ce qui est un très joli blase, je trouve ; pas toi ? Je la questionne sur sa vie. Intéressante. Le vieux du bas, c’est son père. Il l’a eue avec une Irlandaise, laquelle est partie du foyer alors que la môme était encore en bas âge. Il l’a élevée entièrement à la main, puis quand elle a été grande, lui a fait un enfant car il est d’une province où l’inceste constitue un art de vivre. La petit mignonne qui m’a racolé est donc à la fois sa fille et sa sœur. Sympa.
Pour lui faire plaisir, je croque un beignet. C’est bien de l’huile de graissage, mais pas de tracteur : de pompe à merde.
Sa posture de prieuse me permet une vue plongeante sur sa poitrine. Charmante. Pas grosse, bien faite, plutôt drue.
J’y porte la main, elle a un sourire de bienheureuse. Alors je la prends par l’épaule pour l’attirer à moi. Elle semble n’avoir attendu que cette invite pour se déclencher !
Un vrai feu d’artifesses ! J’en suis baba ! La langue de caméléon au grand chauve à col roulé, le pèse-couilles de velours, le casse-noix de la rivière Kwaï, le ouistiti mongol, la grande muraille d’échine, le dragon perché, et bien d’autres voltigeries sexuelles de ce tonneau, tout y passe. Un pur régal ! Son esprit d’invention n’a d’égal que sa souplesse ! De quoi mourir de plaisir. Je meurs. Elle me ranime au bout de quelques minutes pour m’informer qu’il y en a pour cent dollars au compteur. Tiens ! Une pute ! Je n’avais pas encore compris. En tout cas sa prestation vaut la somme réclamée, aussi réglé-je sa facture avec beaucoup de parfaitement : j’en ai eu pour mon argent.
Ensuite de quoi : un nouveau sommeil réparateur pour me reglander l’organisme.
J’en ai de suaves, moi, de tirer des guêtres et de roupiller pendant qu’a lieu cet embrouillamini ! Mais un homme c’est comme ça, que veux-tu ! Des faiblesses, des non-sens, des dérobades inexpliquées. Au bout du compte, Dieu reconnaît les siens si eux-mêmes ne se reconnaissent pas. Tu vas m’objecter que Dieu j’en prends à mon aise et qu’Il n’existe probablement pas. Je veux bien ; mais s’Il n’est qu’une longue illuse, y a bien quelqu’un ou quelque chose qui fonctionne à Sa place ! Je te prends notre corps, par exemple : cette perfection absolue ! Ce fabuleux assemblage de chair et d’os, de glandes, vaisseaux, organes ! Cette minutieuse machine à vivre, où tout est prévu, réglé, ajusté. Ce machin à peindre la Joconde, à découvrir l’Amérique ou la pénicilline, à marcher sur la Lune, à parcourir cent mètres en moins de dix secondes, à écrire des San-Antonio, à guillotiner Landru, à réclamer la Légion d’honneur, à l’accorder, à bénir les foules, à les exterminer, à faire d’autres hommes, à inventer des dieux, à mettre en boîte les œufs des esturgeons, à balancer des bombes atomiques, à bâtir la chapelle Sixtine, à rire, à pleurer, à aimer.
Cette extraordinaire invention, tu ne vas pas me raconter qu’elle est fortuite, qu’elle est devenue amphibie, a vaincu les dinosaures, la peste noire, Adolf Hitler, pour que rien du tout ! Pour la peau ! Pour que « juste comme ça ». Il n’est pas tolérable, voire simplement pensable, qu’une telle réalisation reste gratuite, accidentelle. Y a une intention profonde dans tout ce bigntz, bordel ! On ne fabrique pas des montres de précision pour les balancer dans la gueule ardente d’un haut-fourneau. Une aussi terrifiante harmonie, c’est sacré ! Tu ne la romps pas en stoppant les battements d’un cœur ! Dieu, c’est nous, merde ! C’est toi, c’est moi, puisqu’on n’a rien voulu et qu’on est bel et bien. Charognards, souvent, mais incontestables.
Après nous le déluge ? Fume, mon con ! Trop facile. Après nous la comédie continue, sans archanges ni trompettes et j’ignore dans quelle dimension, mais on n’est pas quitte parce qu’on a un petit jardin sur le bide. Oh ! que non. Tu verras, toi qui ris sous cape (ou sous capote anglaise) de mes délirades. Tu verras ta gueule à la sortie des artistes ! La manière dont tu t’ébroueras et dont volera en éclats ton scepticisme. Peau de zob ! Celui qui prétend faire « sans Dieu », eh ben il « fait sans Lui ». Et tu vois, je mets une majuscule à ce Lui tellement je suis sûr de mon fait.
Mais quoi, on n’est pas là pour philosopher à la graisse de canard boiteux. Ce qui t’intéresse dans l’Antonio, c’est l’action, le cul et les calembredaines. On y va, mon pote, on y va !