On entreprend de filer le train (c’est le cas de le dire) à la fausse Belge jusqu’aux voitures-restaurants. Il y en a deux à la suite, chacune dans un ton différent. Un maître d’hôtel britannique prend en charge la baronne et lui propose une place dans le sens de la marche à une table de deux où elle sera seule. J’arrose le gonzier pour qu’il nous installe à faible encablure de la Gravosse.
Ce wagon : quelle opulence ! Moquette épaisse, fauteuils confortables recouverts de velours tête-de-nègre frappé (il a été conçu au temps de l’esclavage), éclairage mourant diffusé par des loupiotes délicates en forme de tulipes. Le nappage est damassé, les cristaux gravés, les lampes de table munies d’exquis abat-jour saumon. Vaisselle marquée du sigle de l’illustre compagnie. Tout est luxe, harmonie, douceur feutrée. Les loufiats empressés sont italiens et, nous allons le constater sous peu, la brigade des cuisiniers, chef en tête, française. Toutes les conditions se trouvent donc réunies pour assurer à la clientèle un max de félicité. Le sommelier nous présente la carte des vins.
— Y a du beaujolais ? s’inquiète le Mammouth.
Je le rassure : il y en a. Pour moi qui ai des goûts plus raisonnables, je me contente d’un Montrachet pour la fricassée de coquilles Saint-Jacques aux escargots (mariage sublime de la Bretagne avec la Bourgogne) et d’un Gruau-Laroze 86 pour prêter aide et assistance au pigeonneau sur lit de foie gras, qui suit.
Tout en clapant ce repas digne de Lucky-Luke (comme dit Béru au lieu de Lucullus), j’observe à la dérobée les gens du voyage.
A la table la plus voisine se trouvent le ménage anglais et ses deux fillasses ; dommage que je tourne le dos à la jolie, j’aurais fait fonctionner mes prunelles pour passer le temps. Sont également présents dans notre voiture-restau, l’intello-frisé-à-lunettes avec sa poire-à-point, très appétissante dans une toilette charleston noire et blanche à longues franges. Les autres passagers de notre voiture B ont été répartis dans le deuxième wagon-restaurant. Par contre, j’avise des têtes pas encore retapissées : trois Japonais inévitables qui, eux, ne se sont pas mis en smok et détonnent un peu plus en cette élégante assemblée. Un gros pédégé sanguin (mais non sans gains) qui s’éclate avec sa secrétaire déguisée en Marilyn Monroe de sous-préfecture. Un pédé décoloré avec son mari d’apparence sud-américaine. Ils portent le smok, mais n’ont pas de cravate noire et laissent leur chemise déboutonnée jusqu’à la taille afin d’exhiber leurs poitrines invelues. Pour terminer la galerie de portraits : deux couples genre Lion’s qui doivent partouzer un chouia manière de lubrifier leurs excellentes relations.
Tout semble infiniment rassurant et détendu. La baronne clape sans gloutonnerie. Berthe aurait-elle pris des leçons de maintien ? Toujours est-il qu’elle est dans la peau de son personnage et paraît s’y sentir à l’aise.
Doux ballottement de l’Orient-Express, propice aux digestions de première classe. De temps à autre, nous croisons un autre train qui déferle dans un bruit d’apocalypse, heureusement très bref.
Jusqu’à présent, ça roule !
JEUDI
Quelque part en Champagne, 23 h 57
Le pianiste joue Yesterday. C’est un air que j’aime bien et flanque dans beaucoup de mes bouquins parce qu’il me vague l’âme.
Il en existe trois ou quatre, comac, qui se mettent à titiller le bout de mon cœur comme un clitoris. La musique c’est bien commode : tu peux chialer sur commande. Tu te mets l’Adagio d’Albinoni ou l’Ave Maria de Schubert et ça te déconstipe illico les lacrymales.
Le wagon-bar est à la hauteur du reste, question prestige. Même marqueterie, même éclairage. Le comptoir d’acajou te donne soif de boissons délicates, de préférence exotiques ; il comporte une courbe dans laquelle s’inscrit la forme du piano crapaud. Le maestro a la frite de tous les pianobaristes du monde quand il est minuit et qu’il ne reste plus que trois ou quatre peloux à gorgeonner sans trop prendre garde à ses ritournelles. Il se fait chier stoïquement, joue par routine un répertoire sans variantes, attendant que le dernier poivrot décarre à la niche pour enfin s’en jeter quelques-uns derrière la cravtouze avec le barman, en parlant de leurs petits problèmes existentiels.
Berthe-Van Trickhüle est toujours seule derrière un gin-tonic auquel elle a peu touché, ce qui est assez stupéfiant de sa part. Moi je craignais tout d’elle. Je la voyais chambrer les hommes seuls, toucher la braguette des serveurs, s’enquiller des alcools gazéifiés et toutim. Ben non. Prostrée ! Ça te la coupe aussi, non ? Est-ce le poids de son rôle qui l’accable ? Je ne vois pas d’autres explications. De temps en temps, Bérurier se met à tousser gras, de façon artificielle, pour attirer l’attention de son épouse, lui mendier un regard. Que tchi ! La Baleine continue d’impavider comme si elle ne le connaissait ni des lèvres (de la chatte) ni des dents. En changeant de frime, elle a changé de personnalité. Elle semble perdue dans des pensées abyssales.
Peu à peu, l’élégant wagon-bar s’est vidé des autres consommateurs et nous restons tous les trois dans la torpeur cahotique du noble train. Qu’à la fin, le pianiste, écœuré, rabat le couvercle de sa boîte à dominos et va, comme je le subodorais, s’enquiller un scotch on the rock au bar.
Le dur roule à la langoureuse, comme au temps des voyages de noces 1900.
— Y s’rait p’t’êt’ temps qu’on allasse r’miser not’ couenne dans les torchifs ? fait Bibendum à voix haute, comme pour signifier à sa rombiasse de lever le siège.
N’obtenant pas de résultat, il s’arrache à la moelleur du fauteuil et m’adresse un œillard complice.
— Bon, ben j’y vais, hein ?
— Vas-y !
Passant devant sa morue, il chuchote si discrètement que seuls les lampistes du fourgon de queue ne l’entendent pas :
— Au plumard, la mère, y a pas d’ messe d’ minuit c’ soir !
Et il sort en tanguant des meules.
Un assez long moment s’écoule. Tu sais que je commence à m’inquiéter ? Un vrai zombie, la Gravosse. Regard perdu, apathique en diable. Est-ce consécutif à la digestion ? Tu sais que l’apathie vient en mangeant ? Comment ? Je l’ai déjà fait ? Oui, mais y a longtemps. Les blagues, c’est comme les gonzesses : elles se refont vite une virginité.
Là-bas, au bar, le serveur et le pianiste, auxquels s’est joint le maître d’hôtel, conciliabulent en anglais. Moi j’ai jamais compris qu’on trouve des choses à se dire dans cette langue. La preuve c’est que les Britiches ne savent que parler du temps. Quand c’est sérieux, comme leurs devises monarchiques par exemple, ils usent du français : « Honni soit qui mal y pense », « Dieu et mon droit ». Je le faisais remarquer à un gazier anglais de mes relations, récemment. Sur son blazer il se charriait un écusson gros comme une choucroute garnie représentant les armes de l’Empire : les lions, la couronne avec, en banderole au-dessus, le fameux « Honni soit qui mal y pense ». Il s’était jamais aperçu que c’était écrit en français, ce con. Croyait qu’il s’agissait d’une citation en anglais médiéval ; je te jure ! Mais je divague, comme souvent. Quand j’embarque à bord du bateau digression, je pars pour des croisières-mystère qui me font voir des pays que tu ne peux soupçonner.
Ce qui fait capoter ma gamberge, c’est un incident inattendu. Un homme que je n’ai encore pas vu, se pointe, en provenance de la tête du train, alors que notre wagon, à nous autres, se trouve côté queue par rapport au wagon-bar.