On arque mollo sur ce terrain instable. Et soudain, je pige. A une centaine de mètres devant nous, le Danube s’offre une espèce d’anse dans laquelle est amarrée une grosse embarcation de pêche dont la peinture bleue s’écaille. Le barlu en question est équipé d’un moteur hors-bord huileux. Une partie de l’avant est recouverte d’un taud de grosse toile grise ravaudée, soutenu par des arceaux.
Un pilote, habillé d’un pantalon de velours, d’une forte veste de para imitation léopard et d’une casquette très creusée frotte ses mains engourdies.
Personne ne se parle. On entend, apportée par le fleuve, de la musique venue de loin.
— Mettez-vous sous la toile, tous les trois ! ordonne Kaszec.
On.
Par les accrocs de la bâche, je vois les deux chauffeurs des Mercedes qui vont probablement rejoindre leurs véhicules.
Je me dis qu’il ne reste que trois hommes sur l’embarcation, y compris le pilote. Mais quelque chose remue dans cet habitacle de fortune et voilà qu’il s’agit d’une gonzesse. Une fille blonde extrêmement mince, tu ferais le tour de sa taille avec une seule main. Elle tient ses cheveux maintenus par un serre-tête noir et porte un blouson et un pantalon de cuir, plus des bottes montantes qui fileraient la godanche au portrait de Louis-Philippe duc d’Orléans, peint par Heim en 1834.
Elle se trouvait allongée dans un Zodiac de secours et, d’après ce qu’il y paraît, devait y somnoler au moment de notre arrivée.
Elle s’étire, sourit à Kaszec qui nous a suivis sous le taud, puis dit je ne sais quoi à ce vilain Fregoli, mais cela a trait à nous. Il opine, sort deux paires de menottes de ses poches.
— Stop ! lui lance sa camarade à la chevelure ophélienne.
Elle prend dans son canot un pistolet-mitrailleur dont elle dirige l’orifice dans notre direction.
— Les mains dans votre dos ! nous dit-elle.
Tu vois, Eloi, il existe des gens que tu ne mets pas en doute. Ils irradient la volonté absolue. D’un regard nous savons, Jérémie et moi, qu’un geste de nous serait fatal. Elle est prête à tirer ; mieux : elle en a envie ! Une tueuse !
Moi, j’aime pas les sadiques ; je pense qu’ils ont abdiqué leur nature humaine et ça devient à mes yeux des êtres d’une autre planète.
Kaszec nous met les menottes dans le dos. Il veut agir pareillement avec mémère, mais elle ne comprend pas son ordre de présenter ses poignets.
— Vous fatiguez pas, lui dis-je, elle est tombée en enfance en apprenant que vous lui avez zingué son blondinet.
Le gars répercute ma déclaration à la fille qui sursaute et se détranche sur Léocadia Van Trickhül. Elle se met à lui parler, mais avec ses plombs sautés, la Belge est complètement en rade de converse. La gonzesse au serre-tête noir se fâche, houspille la pauvre femme qui n’en peut mais. Elle la gifle à tour de bras, à tour de main, furieuse, presque affolée. Le seul résultat qu’elle obtient, c’est une odeur effroyable annonçant que les sphincters de la dame ont lâché et qu’elle bédole dans sa culotte sous l’effet des brutalités.
Consciente de « la chose » (c’est le mot juste), la fille blonde s’interrompt pour discuter avec Kaszec. Ils paraissent paniqués par cette découverte. Selon moi, ces gens attendent beaucoup de la Van Trickhül et leurs espérances sont provisoirement réduites à néant. Si je « récabidule », que de forces engagées dans la bataille pour la conquête de cette grosse chérie ! C’est plus qu’une bande d’aigrefins : c’est une armada ! Dans l’Orient-Express, à Budapest, à Szentendre, ici… La grosse mobilisation avec application des moyens les plus sanglants. Franchement, « j’inaugure mal de notre avenir », dirait Alexandre-Benoît. Que veux-tu qu’ils fassent de nous, à présent ? On ne peut, après ce qu’il a vécu, libérer le directeur de la police française en lui disant « Que tout cela reste entre nous, au plaisir de vous revoir ».
J’ai même la certitude que nous allons la sentir passer avant de rendre notre belle âme à Dieu, car ils vont essayer de nous faire dire coûte que coûte ce que nous ignorons, mais aurions pu apprendre de la chère personne. Ça concernerait quoi, cette histoire ? Je flaire autre chose qu’une question de blé. Ou alors, il faudrait qu’il y en eût une sacrée quantité en cause ! On n’entreprend une équipée de pareille envergure que pour piquer l’or de Fort Knox ou pour s’approprier les joyaux de la Couronne britiche.
Le barlu descend le Danube en pétaradant. Il pue l’huile et le poisson car il doit s’agir d’un véritable bateau de pêche.
Irritée, la gonzesse se dresse. Le taud l’oblige à se tenir penchée en avant. Elle sort de cet habitacle d’infortune pour se désénerver et respirer l’air du fleuve.
Je l’entends qui se met à causer dehors avec l’acolyte resté en compagnie du pilote. M’est avis, comme on disait dans les traductions américaines des premiers romans noirs, m’est avis que pour ces bonnes gens, la situation est grave en attendant de devenir franchement désespérée.
Kaszec s’est accroupi devant mémère.
Il questionne :
— Il y a longtemps qu’elle est dans cet état ?
— Trois jours, réponds-je.
— Et ça l’a prise comment ?
— Je lui ai dit que son jeune amant, le peintre Demongeard, avait été torturé puis assassiné. Cette nouvelle lui a causé une réaction très surprenante : elle a eu un sursaut et s’est mise à chanter. A compter de cet instant elle semble avoir perdu l’esprit.
— Elle simule peut-être ? fait Kaszec.
— J’ignore si les simulateurs vont jusqu’à chier dans leur froc, noté-je.
Et je mets mon projet à exécution, sans cesser de parler. Ce qu’il est ?
Je t’explique.
La mère Léocadia est allongée devant moi, si bien que, pour pouvoir l’étudier, Kaszec se tient de trois quarts, à quatre-vingts centimètres de ma personne.
Afin de te situer l’action à suivre, je précise que je suis agenouillé, les mains menottées contre mes fesses et que M. Blanc se trouve exactement en face de ma pomme, de l’autre côté du tandem Léocadia-Kaszec.
Je t’ai indiqué auparavant la manière dont, grâce aux cours privés de Riton-de-la-Tour-du-Pin, il m’est possible de me défaire de menottes. J’opère en loucedé. Ça ne marche que pour mon poignet droit, mais c’est bon à prendre. Silencieusement, j’ôte de mon cou l’appareil photographique qui me déguisait en touriste, le saisis par sa dragonne et me mets à le faire tournoyer au-dessus de ma tronche. Ce faisant, il produit un imperceptible sifflement que je couvre de mon mieux en montant le ton. Je parle de la Belge, la façon dont il faut la faire manger, lui torcher le fion, tout ça…
Et puis j’y vais à fond la caisse. Brouahoummm ! En plein sur la coloquinte. Kaszec morfle au niveau du cervelet. Il n’émet pas un cri et s’abat en travers de la mémère. Sans perdre un poil de seconde, je passe la main dans sa poche, là que je l’ai vu mettre les clés des cadennes et délivre mon second poignet, ainsi que ceux de Jérémie.
— La fille a repris son feu, pour sortir, m’indique le Noirpiot. Crois-tu que le type blond en ait un ?
Je palpe les fringues du faux officier. Ballepeau.
On fera avec les moyens du bord, c’est le cas de le dire.
Justement, il y a une gaffe sous la toile, longue de deux mètres et terminée par un crochet de fer. Ça, c’est une arme !
Nous nous distribuons les rôles, Blanc et ma pomme.
Lui, le noir gladiateur, va utiliser la gaffe, moi je le couvrirai. Il se met en position de jouteur courbé, prêt à bondir. Mézigue se place dos à l’ouverture, de manière à le masquer le plus possible. Et puis je me fous à crier, comme si c’était de souffrance :