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— Non… on… on ! Arrêtez ! Arrêtez ! Pour l’amour du ciel ! Hâââ !

J’y ajoute des plaintes assez bien venues. Et ce qui doit arriver se produit.

Le camarade de Kaszec s’encadre dans l’ouverture pour venir matocher. Bond de côté de l’éminent San-Antonio, charge héroïque de Jéjé, dont l’instinct grégaire de guerrier à lance revient au galop. La gaffe embroche le survenant. Le rush de M. Blanc est si violent que l’homme transpercé fait plusieurs mètres en arrière, culbutant le pilote qui bascule dans le beau Danube bleu, tsoin tsoin, tsoin tsoin.

La gonzesse blonde n’a pas eu le temps de réaliser que, déjà, je lui fonce dessus. Elle veut dégainer son feu de sa ceinture, mais je l’enserre étroitement.

— Tu sens bon, lui dis-je en anglais.

J’ajoute :

— Tu m’excuseras, poupée ! et lui file un coup de boule taurin dans les châsses.

Ça claque comme branchette de bois mort ; la miss pantèle. Je la laisse quimper pour bondir à la barre : il était temps puisque le barlu piquait droit sur un convoi de péniches « poussées » par un « remorqueur » (ce qui est insolite).

Tu sais qu’il faut pouvoir suivre l’action avec nous ! C’est du tournage accéléré, on confine au dessin animé.

Jérémie, hagard, a lâché son épieu qui reste planté dans la poitrine du zozo. L’homme ne bouge plus, n’a même pas de soubresauts.

— Je m’en remettrai jamais ! dit le Noirpiot.

Il tombe à genoux et se met à pleurer des larmes de cire.

— C’est lui qui ne s’en remettra pas, rectifié-je, m’efforçant au cynisme pour tenter de faire diversion.

Mon malheureux ami chiale comme un négrillon. Son nez épaté dégouline de morve.

— L’autre soir, ce coup de pioche, aujourd’hui, ce coup de gaffe, mais je deviens un tueur, Antoine !

— Tu ne deviens pas un tueur, Jéjé, mais un flic ! On fait la guerre au crime, c’est un bandit que tu viens de supprimer, et tu l’as supprimé en état de légitime défense !

Il réagit :

— Et le pilote ?

— Ben quoi, le pilote ?

— Il est tombé à l’eau !

— Tu penses bien qu’il sait nager : un pêcheur professionnel ! Et le Danube n’est pas le Pacifique !

— Il faut qu’on aille à son secours !

— C’est le meilleur moyen d’attirer l’attention sur nous, il y a du trafic sur ce fleuve ! Allez, secoue-toi et usine : récupère nos menottes et passe-les à la fille et à Kaszec. Traîne la môme sous le taud.

— Et lui, là ?

— Le papillon ? On va aller le débarquer dans des roseaux, car il est encombrant.

Il exécute mes ordres en continuant de gémir :

— Dire que j’ai pris la décision de venir à ton secours ! Si j’avais su…

LUNDI

Slovaquie, 17 h 30

— Elle se paie une chiasse d’enfer, annonce sinistrement mon sombre et cher ami. Elle doit avoir le foie fragile ; j’ai eu tort, hier soir, de la remplir de goulasch ! Pour la nettoyer, ça va être un drôle de roman d’amour !

Il regarde le cap que je viens de prendre.

— Tu fonces vers la rive ?

— On va tomber en panne d’essence. Tu nous vois en rideau au milieu du Danube, à lancer des signaux de détresse, avec les passagers qu’on trimbale ?

— Comment imagines-tu la suite des événements, grand ?

— Je n’imagine rien, mais je prie beaucoup. De toute manière il est grand temps que nous cessions de naviguer ; les complices qui attendaient Kaszec et sa livraison, en l’occurrence nous, doivent se trouver en état d’alerte ; sans parler du marinier qui aura été repêché et à qui les autorités doivent poser bien des questions.

Je fais ce que Béru appelle du « cabotinage » le long de la berge. C’est rural dans ce coin de la Slovaquie. A perte de vue, on ne voit que des champs labourés, des fermettes, des pâturages. Rien de bien fameux ; si nous entreprenons de déambuler au cœur de ce paisible univers, dans notre curieux équipage, on risque de ne pas passer longtemps inaperçus.

Je me débats au sein de ma perplexité quand se met à retentir une sirène.

Ce n’est pas celle d’un bateau.

— L’alerte est donnée ? fait l’escaladeur de cocotiers.

— Tu déconnes ! Ça provient de ce chantier, là-bas, au coude du fleuve. Fin du boulot, ça peut être bon pour nous.

Je pilote encore un peu, en frôlant la terre, et quand j’ai trouvé un bout de rive touffu, j’y accoste.

Le silence est bienfaisant. Nous percevons enfin le clapotis du fleuve, le ramage des oiseaux que le soir rassemble et la rumeur amicale de la campagne. Pour mettre davantage encore de félicité dans cette pastorale, une cloche, doucement, tinte, comme dans du Verlaine.

Je ferme les yeux pour mieux m’ouvrir à cette douceur.

Notre embarcation empeste la merde et l’huile brûlante.

— C’est étrange, remarque M. Blanc, tu sembles heureux ?

— Exact, je le suis !

— Au milieu de ce bordel ?

— On est heureux quand ça vous vient, Jérémie, ce n’est pas préméditable. A cet instant, je me sens en plein accord avec moi-même et je pense que nous avons eu une chance inouïe de pouvoir nous tirer de ce nouveau mauvais pas. Si tu réfléchis, nous avons la pool position, mec noir. On détient la baronne, plus deux éléments sûrement importants de la bande. En contrepartie, on ne sait trop comment se rapatrier à Paname avec notre équipe et nous sommes sans nouvelles du Gros. Mais en ce qui le concerne, je me fie à lui, sa constitution est plus solide que celle de la Ve République. Quant à retrouver la terre bénie de nos ancêtres, je me fais confiance.

Il me visionne torve et soupire :

— Tu ne serais pas un peu cyclothymique sur les bords, Sana ? Un instant euphorique, le moment d’après dans le trente-sixième dessous sans que les choses aient bougé d’un iota !

— Possible, admets-je loyalement ; ça te gêne ?

— Ça m’a déconcerté à nos débuts, mais maintenant, tout compte fait, je trouve que ça ajoute à ton charme.

Une vapeur grise tombe sur le Danube, unissant les frondaisons et estompant la berge d’en face. Le silence devient plus dense.

— Allons-y ! dis-je en relançant le moteur.

Il n’a plus guère d’autonomie, mais pour gagner le chantier, ça ira.

Lorsque nous ne sommes plus qu’à cinquante mètres des grands travaux en cours, j’accoste à une espèce de ponton provisoire servant au déchargement de matériaux venus par voie fluviale.

— Attends-moi ici, je vais en repérage, fais-je à mon équipier.

J’avance sur un sol boueux, sillonné de traces d’engins mécaniques. Je constate, au fur et à mesure, qu’il s’agit du départ d’un chantier visant à d’importants travaux. C’est bourré de pelleteuses, de bulldozers, de bétonneuses, de tracteurs rassemblés sur une large esplanade. Des montagnes de banches se dressent, d’autres composées de sacs de ciment et d’autres encore de ferrailles destinées à armer ce dernier. Quelques chiottes amovibles sont répartis alentour. Seule présence humaine : une espèce de grande cabane préfabriquée, munie de deux fenêtres qui sont éclairées. Je distingue la rumeur d’un poste de TV et renifle une odeur de cuistance qui serait agréable pour quelqu’un aimant l’oignon, mais que je ne puis souder.

Risquant une zyeutée par un carreau maculé de traînées blanchâtres consécutives au ciment, j’aperçois un type debout devant un réchaud supportant une poêle émaillée.

Son poste de téloche marche, mais il lui tourne le dos. Sa case est meublée d’un lit pliant, d’une table, d’une chaise et d’une armoire métallique comme on en trouve dans les vestiaires d’usine. Détail : un fusil de chasse est accroché à un clou, mais je le suppose garni de gros sel car il doit s’agir d’une arme de dissuasion propre à mettre en déroute d’éventuels chapardeurs.