Décidé, je cogne à la porte et l’ermite largue ses oignons pour venir s’occuper des miens. C’est un grand costaud en chemise et pantalon bleus, anormalement roux, avec plein de poils porcins sur les avant-bras.
— Sktchark polzec ? me demande-t-il, comme s’il pouvait espérer une réponse à une question formulée avec un tel assemblage de lettres.
— Vous parlez allemand ? lui opposé-je.
Du chef, il me dénie le droit à une pareille supposition.
— Anglais ? insisté-je.
Là, sa dénégation s’accompagne d’une expression écœurée.
Sur le point de renoncer, je lâche mon ultime fusée éclairante :
— Français ?
Et le mot magique lui met les lèvres en rectum de poule :
— Oui.
— Dieu soit loué !
Car, même à crédit, il faut toujours louer le Seigneur.
J’explique au mec que je viens de tomber en panne avec mon bateau, est-ce qu’il aurait-il-t-il un téléphone dont j’userais pour lancer un appel de détresse ?
Oui, il l’a.
Me prie d’entrer dans sa gentilhommière. Le biniou est juste derrière la porte. Avant de le décrocher, je craque une petite boulette sopo (je croyais ne plus en avoir, mais il en restait une dans ma poche-briquet).
Je retiens ma respiration (capacité d’une minute quarante) en bricolant le cadran pour me donner l’air d’avoir l’air de. Pendant ces cent secondes, Bidulard dodeline, ploie ses robustes jambes et s’étale, il tient toute la largeur de sa putain de cahute.
Dès lors (comme je dis souvent parce que ça pose un homme), dès lors je cours chercher mon second et mes passagers.
Il fait complètement nuit.
Un oiseau précisément nocturne lance un cri lugubre dont je n’ai cure, non plus qu’augure.
Lorsque tout ce petit monde a débarqué, je remets le moteur en route, place le nez du canot face à l’autre rive et enclenche la marche avant.
L’embarcation s’éloigne en pétaradant menu. L’essentiel est qu’elle atteigne le courant du fleuve ; ensuite, celui-ci l’emportera où il voudra. C’est cadeau !
LUNDI
Slovaquie, 18 h
Corvée de chiotte pour le Noirpiot. C’est lui qui nettoie mamie baronne et, crois-moi, dans l’état misérable où elle se trouve, ça n’est pas une sinécure. Il œuvre avec une conscience d’infirmier, mon Jéjé, sous les regards écœurés de la blonde et de Kaszec, lequel a retrouvé ses esprits. On a ligoté le veilleur de nuit sur son lit de camp (il sera délivré demain, à la reprise du boulot) et dûment entravé les prisonniers afin d’avoir l’esprit libre en ce qui les concerne.
Pendant que M. Blanc s’abandonne à son altruisme, je procède à une inspection approfondie des lieux. Mon projet est de profiter de la proximité de l’Autriche pour y passer sans tambour ni trompette avec ma cohorte éclectique. Une fois à Vienne, je contacterai l’ambassade pour obtenir du secours ; le rêve serait de disposer d’un avion privé, ou à la rigueur d’un hélico qui nous permettrait de gagner la zone d’occupation militaire française en Allemagne.
Le coup serait jouable si nous n’avions ces prisonniers de merde qui, je le sais, feront tout pour nous mettre des bâtons dans les roupettes. Je pense qu’à un moment, nous devrons nous en séparer. Bon, très bien, mais la chose ne peut se faire avant qu’ils nous aient révélé la genèse de cette affaire. Maintenant que la mère Van Trickhül a perdu sa boussole de poche, ils constituent à peu près l’unique lien qui nous unit à cette formidable histoire.
Visitant le parc des engins de terrassement je suis perplexe. Fuir avec quoi ? L’auto du veilleur, une vieille caisse d’origine russe, plus cabossée qu’une tronche de boxeur ? Ou bien opter pour l’une des grosses jeeps ? Il y a quatre places dans l’habitacle, si bien qu’en se serrant on peut s’y tenir tous les cinq. Je pense que ce serait mieux.
Blanc qui a terminé sa besogne pour asile gériatrique, réapparaît, un peu pâlot (si je puis dire) et respire l’air frais du fleuve, histoire de se démiasmer les soufflets.
M’apercevant, il s’avance d’un pas incertain. Me regarde faire le plein de la charrette que j’ai élue à un baril pourvu d’une pompe mobile.
— On a la nuit devant soi, note-t-il. Tu choisis quoi ?
— L’Autriche.
— Tu comptes embarquer le couple ?
— J’hésite.
— C’est de la dynamite ! Au moindre contrôle on est bon ! Même si tu les convaincs de grand banditisme, tu iras expliquer aux autorités que nous ne sommes pas les complices de gens auxquels on tente de faire passer des frontières clandestinement !
Comme il a raison, ce grand primate dont j’admire la profonde sagesse !
— Ta langue est moins longue que ta queue, mais comme elle parle mieux ! lui dis-je.
— Proverbe san-antonien ? demande Blanc.
— Je le crains.
Il revisse le bouchon d’essence, le plein s’étant achevé sur le sol.
— Conclusion ?
— Il va falloir questionner Kaszec et la gonzesse ici même avant de les jeter.
Il soupire :
— Encore du pas beau ! Tu sais : ce sont des coriaces, ces deux-là ! Même en les « entreprenant » durement, je doute qu’ils se mettent à table.
— Tout individu a son talon d’Achille, cher homme de la jungle, il s’agit de le trouver.
— Tu comptes les interroger ensemble ?
— Juste ciel ! Tu n’y penses pas ! Va me chercher le gus, on se fera la main sur lui.
Il obtempère de bonne grâce et radine en traînant Kaszec par les pieds.
Le faux officier se paie une chouette noix de coco sur le bocal, éclatée du sommet comme un œuf coque ; on pourrait la bouffer à la petite cuiller.
Je me dis qu’il ne s’agit pas, avec un client de ce calibre, de démarrer en salades, matamorismes, menaces pernicieuses ou torgnoles. Ce serait du temps gâché et j’aurais l’air ridicule d’un prestigitateur sur lequel ses colombes chient au lieu de s’escamoter.
Un court prélude de réflexion (intense) m’induit à porter illico un grand coup. Muni d’un cordage de chantier, j’attache le Kaszec à une grande plaque d’acier dressée, et il se trouve totalement immobilisé, ne pouvant même pas rouler sur lui-même.
Qu’après quoi-ce, je mets la jeep en marche, manœuvre pour me présenter perpendiculairement au zigomard et à une allure voisine de l’immobilité, comme dirait un grand romancier dont je tairai le blase, pas lui faire de la pub, ce con, avance sur lui. Bientôt, la roue gauche du véhicule arrive contre sa cuisse droite, entre le bassin et le genou. Je continue ma progression de façon à ce que l’énorme pneu à gros dessins en saillies repose sur les deux guiboles de notre homme.
Puis je descends pour me pencher sur lui. Il est livide et tremble de souffrance.
Sensible comme une fleur de cactus, Blanc s’est éloigné.
— Excuse-moi, fais-je à Kaszec, je voudrais simplement que tu me dises à quelle bande tu appartiens, ce qu’elle veut de la baronne et à quoi rime cette action à grand spectacle. Si tu ne parles pas, je recule et engage ensuite la roue sur ton ventre. En finale, si tu te taisais toujours, ce serait sur ta figure, et je pense qu’on se dirait définitivement adieu.
Catégorique, non ?
Un mec comme moi, qui ai déjà un peu hécatombé ses complices, ne peut pas ne pas être crédible en tenant un tel langage.
Il clôt ses paupières comme pour masquer sa douleur, mais ses dents le trahissent et grincent comme un portail rouillé.