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Il vient s’asseoir sur le pouf placé aux pieds de Berthe et qui supportait un petit plateau avec le gin-tonic de la Bérurière. L’homme s’est saisi du plateau et l’a posé sur le siège voisin. Le voilà qui me tourne le dos et qui jacte avec la Grosse. Il parle à voix basse ; la Baleine blanche acquiesce. Le barman lâche ses conciliabuleurs pour venir s’enquérir des désirs de l’arrivant, mais ce dernier le stoppe à mi-trajet d’un geste dénégateur. Peu après, il se lève et repart. Qu’à peine ai-je eu le temps de le défrimer : grand, la quarantaine, le visage brique, une chevelure archiblonde, un regard clair.

N’écoutant que mon instinct, je compte posément jusqu’à deux et lui file le dur (dans le dur). Il largue le wagon-bar, pénètre dans le suivant où se trouve le compartiment boutique et continue sa route.

Une nuit peu lunée escorte notre déambulance. Ciel boursouflé, des essaims de lumières tremblotantes, des étendues de vignobles, quelques routes improbables… J’ai le sentiment angoissant que tout ça n’existe pas, n’est qu’une illusion qui peut-être se concrétisera à l’aube.

Le blond change encore de wagon, mais ne va plus très loin. Son comparte est le second de la nouvelle voiture. Il s’y engouffre. Moi, je continue, gagne le terminus du convoi et reviens chez moi. Au repassage, j’applique mon pavillon contre la porte du blond, mais je ne perçois aucun bruit de conversation.

Mon salon est devenu chambre par la grâce du steward. J’ôte la cravate noire, ma veste de smok et guette au trou pour mater ce qu’il en est de Berthe.

Déjà en limouille de noye, la Grosse. Un truc très ample, dans les teintes pêche, avec de la dentelle, des manches kimono, des broderies chinoisantes. Ça ressemble à cinq sacs superposés : les seins, le ventre, les miches, la tronche. Elle coiffe un bonnet fanchon en tulle, pour la nuit, et j’ai beau chercher, je ne parviens pas à trouver chez elle un truc qui ne soit pas grotesque. Cette matrone, je lui jetterais n’importe quoi à travers la gueule, sauf mon dévolu, espère !

La voilà qui se livre à un exercice consternant, que seul mon souci de vérité m’incite à te révéler : elle ôte l’abat-jour d’opaline de la lampe, pisse dedans et évacue le résultat dans le lavabo.

Ulcéré, mort de dégoût, je laisse quimper mon échauguette et, en homme parfaitement civilisé, gagne l’une des deux toilettes placées à chaque extrémité du wagon.

La curiosité me tenaille : Qui est l’homme blond que Berthe attendait au bar, et que lui a-t-il dit ?

Evidemment, je n’ai qu’à me rendre dans le compartiment de la grosse Vache et l’interroger, ce faisant je manquerais à mon plan de bataille qui est de vigiler sans me manifester. Je décide donc d’attendre mais d’ouvrir l’œil, voire les deux.

De retour dans ma « cabine » (c’est décidément le mot que je choisis pour qualifier ce local en mouvement), j’attrape un gros bouquin sur l’affaire Seznec, écrit par son petit-fils, et le lis, à poil sur mon lit, car il fait très chaud dans ce compartiment. L’affaire Seznec m’a toujours passionné et je porte en moi cette infamie qui a amené des jurés à condamner un homme pour meurtre sans qu’on ait jamais retrouvé de cadavre ni recueilli d’aveux. J’étais tout môme que, déjà, ce grand type à la gueule saccagée déambulait dans cette partie collective de ma conscience où s’accumulent les remords relatifs à des actes qu’on n’a pas commis mais auxquels on participe bon gré mal gré en qualité de citoyen.

Je tourne les pages, m’enfonce dans l’histoire tandis que l’Orient-Express suit son bonhomme de chemin. Au bout d’une plombe, je coule un z’œil chez Berthe. Tout est obscur, mais je l’entends ronfler. Sur ma gauche aussi, ça concasse. Entre les deux époux, je suis paré, question de veiller. Encadré par ce double vacarme, je ne risque pas de m’endormir.

VENDREDI

St. Anton am Alberg, 9 h 14

Hmm ? Hein ? Quoi ? Qu’est-ce ? Comment ? Pardon ? Vous dites ? Un tumulte torrentiel se déclenche dans mon cigare.

J’ai un gros bouquin sur la gueule, mais je sens qu’il fait jour derrière. M’ébrouade. Le livre choit. Un rai de lumière mordorée m’énuclée. J’ai mal au crâne. Ça fait des bruits sinistres sous mon capot. Genre fraise de dentiste, tu sais ? D’en plus, on cogne contre du bois. Et puis une voix grasse comme un bac à friture :

— Tonio, merde ! T’es mort ou quoi-ce ? Si t’es mort, dis-le !

Alexandre-le-Gros !

Je fais un intense effort pour me verticaliser, embarde ; heureusement le comparte est exigu et la cloison me retient. Je finis par décrocheter ma lourde.

Messire Béru est là, rouge d’avoir cigogné la serrure et furax que j’aie mis autant de temps à me manifester.

— T’as du béton dans les cages à miel ! éructe l’Etrusque.

— J’ai dû m’endormir, bafouillé-je.

— Un pneu, mon n’veu ! Dix minutes que je gueule pour t’arracher ! Les Angliches sont v’nues me r’nauder contre : la gonzesse locdue surtout. Avec mes deux paluches, j’ lu ai r’constitué ma bite à travers mon futal et elle a fermé net son claqueret !

— Toute la grâce de l’Orient-Express, ricané-je.

Il entre, superbe dans son jean éclaté et son pull bleu troué aux coudes. Il me regarde masser ma nuque.

— C’est tes vins à la con d’hier soir qui t’a endormi, déclare-t-il. T’aurais cantonné dans le beaujolais-village, t’éclusais tes quatre boutanches comme moi et tu t’en sortais nickel, mec.

Le timbre grumeleux de sa voix de saint-bernard réclamant du secours me martèle durement la matière grise. Il a beau dire, Béru, je ne crois pas trop à la conséquence de mes libations qui restèrent dans le domaine du raisonnable.

Il remonte le store de mon compartiment. Je pousse une exclamation de surprise : la neige ! Nous voilà dans le Tyrol. Le blase de la gare où notre dur est stoppé évoque des culottes de daim et des feutres verts à plume : « St. Anton am Alberg. » Déjà l’Autriche !

On voit des employés à casquette rouge qui s’affairent sur les quais. Justement, notre train repart, gentiment. D’autres trains, dans les tons bleu ciel ou beige circulent à contre-courant du nôtre, emportant des gonziers vers les chiries du quotidien.

— J’ m’ai réveillé tôt, m’assure l’ Gros, biscotte un empaillé d’ cent’naire qui confondait mon comparte avec les chiottes.

— Il aura été abusé par l’odeur, noté-je.

L’Imperturbable continue :

— J’ m’ai rasé d’ fraîche, loqué en gentleman farmeur et j’ sus été me coller une brique faste dans l’ cornet en attendant qu’on va petit déjeuner ensemble, les deux. J’ai pris des œufs bredouillés au balcon, des saucisses pommes-frites et un d’mi-poulet froid mayonnaise. J’ bouffirai les frometons et les crêpes sucette en ta compagnie quand t’est-ce tu seras su’ l’ pied d’ grue.

La suite de ses projets m’échappe et sais-tu pourquoi ? Parce que l’idée m’est venue de jeter une ouillée chez la Grosse et que le trou que je me suis ménagé à cette fin est obstrué par une sorte de « guille » de plastique. Comme ladite est en forme de canule, je peux néanmoins voir à travers puisqu’elle est percée. Le trou est plus étroit, voilà tout.

A dire vrai, je n’aperçois pas grand-chose, sinon le lit vide ainsi que les valoches de la Baleine dans le filet à bagages.

— Tu as aperçu ton harnais, ce morninge ?

— Que tchi. Elle en concasse encore, la Berthe. Dès qu’elle voiliage, c’est la ronflette tout d’ sute. Elle voye pas l’ paysage, elle, jamais ; d’ailleurs elle s’en torche.

Je biche mon mocassin et, me servant du talon comme d’un marteau, je chasse, d’un coup sec, la cheville percée rétrécissant mon champ de vision. Une vue plus élargie du compartiment de la baronne m’en confirme la viduité.