— C’est un délit ? demande-il d’une voix badine.
— Pas encore, mais ça pourrait le devenir, sibyllins-je.
Il dépose son hebdomadaire de l’élite à côté de lui.
— Racontez-moi cela, monsieur le directeur.
— Je le ferai dès que vous m’aurez relaté votre entretien avec Mme Van Trickhül.
— Il s’agit de ma vie privée et je ne vois pas la nécessité de vous en parler, qui que vous soyez, riposte-il, avec toujours ce calme qui fait la sérénité des lacs de montagne.
— Mme Van Trickhül a quitté le train dans le courant de la nuit, fais-je-t-il en le matant jusqu’au fond du slip.
Là, enfin, il réagit. Un sursaut, vite « réprimandé », comme dirait Béru.
— Elle est descendue à Zurich ?
— Non, mon cher : elle est sortie par la fenêtre de son compartiment, nonobstant son léger embonpoint ; rien de plus extensible qu’un corps humain. Pour tout vous dire, je crains fort qu’elle ait été enlevée.
Alors, il semble sonné, le tout-blond. Sa face brique briquille davantage.
— Enlevée ? Mais c’est impossible dans de telles conditions !
— Pensez-vous ! Vous n’êtes pas sans avoir remarqué que notre train stoppe à tout propos, et presque hors de propos sur des voies de dégagement pour se laisser dépasser par d’autres convois plus diligents ! Il est même vraisemblable que le point « X » du rapt a été dûment prévu et que des complices y attendaient la dame ainsi que son ravisseur.
Le lecteur de l’Evénement branle le chef (pas de gare car le train roule).
Je me penche sur lui.
— Vous comprenez bien qu’il est nécessaire que vous me parliez de votre conversation avec la dame ?
Il me paraît soumis, tout à coup.
— Je suis son amant, dit-il.
A mon tour d’avoir un haut-le-corps.
Son amant ! ce beau gosse à la musculature de rêve et à la frime d’acteur suédois, saboulé délicat ? Lui, l’amant de la grosse vache aux cuisses bourrées de cellulite, bourrelets et autres vergetures ? Un micheton, oui !
Comme la mère Van Trickhül est richissime, cézigue à la queue d’acier la fait reluire pour lui secouer de l’osier. Se laisse béatement entretenir par mémère, le gredin ! Ce qui me surprend, en l’eau cul rance, c’est qu’il ait parlé à Berthe sans s’être aperçu de la substitution. Et surtout que la Baleine se soit prêtée au jeu. Mieux : « elle l’attendait » ! Comment diantre ont-ils goupillé leur petite affaire, ces deux-là ?
Pressentant que ça va être long, je m’assieds à son côté sur la moelleuse banquette.
— Vous me dites tout, soupiré-je : qui vous êtes, où et comment vous l’avez connue, ce que sont vos relations, la nature de ses largesses…
Il bondit.
— Me traiteriez-vous de maquereau ? hurle-t-il. Ses largesses ! Ma parole, vous m’insultez !
Sa sortie me déconcerte (et tenance) je l’admets.
— Je vous prie de me pardonner, m’empressé-je-t-il, mais quand un homme encore jeune et très beau se déclare l’amant d’une femme à la cinquantaine plantureuse et qui n’est pas spécialement le sosie de la Joconde, on est aussitôt porté vers les « mauvaises pensées ».
— Sachez que, belle ou non, selon vos critères personnels, je suis éperdument amoureux de Léocadia ! réplique l’étrange homme blond. Et que par ailleurs, ma fortune personnelle me permet de vivre sans avoir à jouer les barbeaux.
Il tire un porte-cartes de croco et y puise un bristol gravé : « Cédric Demongeard ».
Je sursaille, tressaute.
— Vous êtes le peintre ? béé-je.
— Vous me connaissez ?
— Mieux que cela : je vous admire !
Je lui tends ma meilleure main : celle qui a cinq doigts. Mon élan est spontané, mon admiration réelle. Demongeard, tu parles si je le raffole, ce mec ! Cinq ans que je vois croître et s’imposer sa peinture. Un style neuf ! Une maîtrise éclatante. Ça ferait songer à Botero si cela ne possédait pas une personnalité d’enfer. Lui aussi aime à peindre des obèses, mais les siens ont quelque chose de surnaturel : tons blafards de la graisse en cours de putréfaction ! Des fonds enchevêtrés : greniers, cimetières de voitures, dépôts de chemin de fer où rouillent des locomotives hors d’usage. Et chaque fois, au premier plan : des êtres boursouflés, dérisoirement gros, qui racontent la faillite du mammifère homme devant la déconfiture de ses créations. Univers de rebuts. Tout défaille ; les individus coulent comme des fromages parmi la dérision de leurs œuvres.
Et brusquement, je comprends qu’un tel artiste se soit entiché d’une grosse femme en décapilotade. Elle est son modèle de base ! Tu réalises, Denise ? Il ne voit pas une femme d’amour en elle, mais la femme sanieuse de sa monstrueuse prophétie artistique. C’est sa laideur et sa malgrâce qui l’enchantent et la lui font aimer.
Vous avez dit subtil ? Ça l’est ; mais c’est vrai !
— Parlez-moi de la baronne Van Trickhül, l’en supplié-je. C’est qui, cette femme ? Elle représente quoi pour que de grands dangers la menacent ? Et pourquoi, si vous êtes amants, voyagiez-vous à trois wagons de distance ?
— C’est beaucoup de questions à la fois, répond le génial artiste. Vous raconter Léocadia ? Que vous en dirais-je en peu de phrases ? Elle est, à la fois, la plus grosse fortune et plus forte personnalité de Belgique. Héritière d’un empire sidérurgique, veuve sans enfants, éprise d’art. Elle possède une demi-douzaine de galeries importantes à Bruxelles, Londres, Paris, New York, Francfort, Tokyo. Je lui dois beaucoup, et davantage. Elle gère plusieurs chaînes de journaux et de télévision ; les plus grands chefs d’entreprise du monde lui mangent dans la main. Elle sponsorise tous azimuts, commandite, distribue des fonds à des hôpitaux d’Afrique, fonde des prix, que sais-je encore !
— Vous lui connaissez des ennemis ?
— Moi, non. Mais on ne parvient pas à un tel niveau sans en avoir. Vouloir répertorier ceux de Léocadia représente probablement un travail de bénédictin. Etre riche constitue, à notre époque, le plus grand des dangers.
Je rumine un moment au côté de l’artiste. L’Orient-Express (si peu express) fait « tatatoug, tatatoug » sous un tunnel. Il en sort pour suivre le bord d’une vallée neigeuse au fond de laquelle on aperçoit des villages aux clochers à bulle.
— Il s’agissait d’une escapade amoureuse ? fais-je sans préciser, mais il pige très bien.
— Disons que nous joignions l’agréable à l’utile.
— Pouvez-vous me commenter ça en une demi-page sans interlignes ?
Il sourit triste.
— Léocadia a un rendez-vous d’une très grande importance à Budapest, hôtel Hilton, demain. Rendez-vous mystérieux puisqu’elle ne m’en a pas révélé l’objet, elle qui me confie tant de choses. Elle m’a proposé que nous nous y rendions de concert. Je ne connais pas la Hongrie et on donne la ville pour très belle. J’ai accepté. Ce projet remonte à une quinzaine. Et puis, il y a deux jours, elle m’a appelé à Paris pour m’expliquer que la police belge craignait pour sa sécurité et que, d’accord avec la française, vous, je présume, monsieur le directeur, on ferait prendre l’Orient-Express à une personne « aménagée » de telle sorte par des spécialistes, qu’elle pourrait aisément se faire passer pour la baronne. Cette perspective l’amusait.
« Mais où l’aventure se corsait, c’est qu’elle entendait opérer une sorte de “double substitution”, c’est-à-dire, prendre au dernier moment, la place de sa doublure. Son raisonnement tenait parfaitement la route. Léocadia prétendait que si des gens fomentaient une action contre elle, ils étaient assez informés de ses faits et gestes pour ne pas se laisser duper par l’astuce des flics et que c’est elle, en fin de compte, qui blouserait tout le monde en effectuant réellement ce voyage. La seule concession : nous voyagerions séparément. Elle accepta pourtant, sur mes instances, d’aller m’attendre au wagon-bar, à la fin du service, pour que nous puissions échanger deux mots de tendresse et un regard d’amour avant de nous coucher. »