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— Votre sœur m’a dit que vous faisiez l’école hôtelière de Manchester, dis-je-lui-t-il à voix pénétrée ; je vous félicite, Miss. Vous choisissez-là le plus bel art du monde et c’est un Français qui vous l’affirme.

— Je déteste la cuisine française, répond la salope à deux jambes. Je la trouve obscène.

Tiens, je n’avais jamais entendu parler de ce qualificatif pour désigner notre belle cuistance.

Un éclair de rage me fait trépider la pensarde et une poussée d’adrénaline m’incite à lui recommander de faire gaffe, qu’avec son bec-de-lièvre, on pourrait l’accommoder en civet dans son école de chiasse. Mais un gentilhomme reste un gentilhomme dans les plus cruelles circonstances.

— Vous êtes belle, lui retourné-je, sensuelle et désirable, je vais aller me masturber dans ma cabine en pensant à vous.

VENDREDI

Entre Innsbruck et Salzbourg, 12 h 30

Mes réflexions sont noires et froides comme la truffe d’un chien bien portant. J’essaie de considérer « l’affaire » dans son ensemble, mais j’y parviens mal, ne disposant pas de données suffisantes. Mon éminent confrère Buton-Debraghette aurait dû m’en dire davantage sur les dangers encourus par sa compatriote. Tout ce qu’il m’a craché, c’est que la baronne était une personne éminente, richissime, apparentée à la Cour, et qu’elle courait un grand danger en prenant l’Orient-Express.

Je me suis contenté de cette donnée pour lui organiser ce que tu sais. Et bon, maintenant, malgré ma feinte-à-Jules, je l’ai dans la prose sous forme de suppositoire profilé et la dame Van Trickhül itou, la pauvre âme. Cela dit, elle n’avait qu’à se soumettre et respecter mon plan au lieu de zober ceux qui la protègent. C’est une téméraire, la grosse, une qui conserve sa foi en elle et qui tente le diable, persuadée que messire Satan n’osera jamais la repasser.

Peut-être ai-je tort de poursuivre le voyage ? Il a raison, Blanc, c’est pas très logique ; mais bibi quand son instinct se met à lui souffler des trucs, il joue à colin-maillard la tête la première.

Une nouvelle chose qui me tarabuste l’âme, comme dirait la gentille Françoise Sagan, c’est l’absence prolongée du Gravos. Depuis ma visite à Cédric Demongeard, je ne l’ai plus revu, Bibendum.

Sa cabine est vide et il n’est pas au wagon-bar, je te le répète. Que dois-je en conclure ? Qu’il est descendu lui aussi à Innsbruck pour écluser une bibine fraîche au buffet de la gare et qu’il a loupé le dur ?

L’horizon s’assombrit, moi je te le dis.

Je suis à remâcher mes rancœurs lorsqu’on toque à ma porte. Je tourne le loquet et me trouve face à face avec la jolie Anglaise, pudique et rougissante comme j’aime.

— Vous voulez bien m’excuser ? demande-t-elle.

— Si c’est de cette visite, je vous en remercie, au contraire.

Elle chuchote :

— Mes parents et Dorothy sont allés à la boutique cadeaux.

— Et vous préférez la mienne ! fais-je en plaçant chacune de mes mains de son part et autre, bien à plat contre la cloison d’acajou.

— Ma sœur m’a dit que vous lui aviez débité des grossièretés ; est-ce vrai ?

— Tout à fait exact, mais c’est elle qui a commencé en me déclarant qu’elle trouvait la cuisine française obscène !

La belle brune sourit.

— Ça ne m’étonne pas d’elle, elle a un caractère impossible.

— Baste, fais-je, peut-être en aurait-elle un meilleur si elle était aussi jolie que vous.

Elle pique son fard avec une aiguille à chapeau.

— Comment vous prénommez-vous ? inquisitionné-je.

— Gwendoline !

Le pied !

Pile le nom d’une héroïne de Céline, dans Mort à Crédit. La petite môme qu’il connaît dans son pensionnat britiche.

— De quoi mourir de bonheur en le prononçant, dis-je.

J’avance ma bouche vers ses lèvres. La voilà palpitante comme un oiseau tombé du nid que tu recueilles, ou comme une bite d’adolescent dans la main d’une amie de sa mère (tu choisis l’image la plus saisissante, celle qui te « parle » le plus).

Au point de jonction où nous sommes, un baiser me paraît inévitable, aussi ne l’évitons-nous pas et je lui place une pelle de forte magnitude pour adolescente troublée.

Les bouches des jeunes filles ont un goût inoubliable qui ne ressemble pas à celui des femmes « accomplies ». Goût de verveine infusée, de fraîcheur matinale. Chose curieuse, je me sens investi d’une merveilleuse pureté en l’embrassant. Foin du désir charnel, bas et impétueux. Là, c’est un retour aux sources. C’est La source ! Je laisse mes mains étrangères à son corps, comme l’écrirait mon cher Roger Peyrefitte dont la prose n’est que délicatesse.

On reprend souffle. Pour récupérer, je frotte doucement ma joue à la sienne (je suis rasé de frais, rassure-toi).

Elle a le souffle bref, chargé d’odeurs légères ; la poitrine qui se soulève et s’abaisse en cadence.

Je reviens au baiser ; celui-ci, je le fignole davantage. La pointe de ma menteuse investigue ses chailles, gencives et presque ses amygdales.

— Gwendoline ! soupiré-je avec ce qui me reste d’oxygène en caisse. O Gwendoline, mon rayon de miel, ma rose de Picardie.

Je passe un instant éclatant. Redevenu collégien, l’Antoine, grâce à cette étudiante anglaise.

— Il faut que je parte, chuchote-t-elle en remettant des mèches en ordre.

Nous sortons.

La sœur-guenon est là, le regard injecté de merde.

— J’en étais sûre ! grince-t-elle en anglais britannique.

Salope ! Elle est revenue d’urgence parce qu’elle sentait que sa jolie frelote avait une idée de derrière le cœur.

— Je viens de lui faire visiter ma collection de timbres rares, expliqué-je d’un ton léger.

Mais la poutronne me hait à pleine vibure et feint de ne pas me voir. Les deux se rabattent dans leur comparte, histoire de laver mon linge sale en famille. Du coup je me rends au restau, avec le secret espoir d’y retrouver le Gravos.

Nobody. Je suis le premier à table, avant l’heure de la graille, ce qui me vaut une gueule réprobatrice du maître d’hôtel. Je le prie de ne pas s’occuper de ma pomme avant le coup de pétard du starter et je sors mon calepin noir pour, sur une page blanche, dresser un résumé de l’affaire.

Tout ça, une fois noir sur blanc, me paraît branli-branlant. Pourquoi avoir enlevé mémère ? Pour la rançonner ? Pour lui faire cracher un secret ?

Le vieux couple allemand, dont la femme marche à l’aide de cannes anglaises, se pointe cahin-caha et s’installe à la table la plus voisine. Après, ce sont les deux vieilles ladies jacassantes et perruchardes qui arrivent, puis mon pote le peintre Demongeard. On se considère. Il est tenté de prendre place à ma table, mais je lui adresse une œillade dénégatrice et il se fait installer à l’autre bout du wagon. D’autres voyageurs surviennent : des Japonais, des Nordiques, un ménage ricain dont le mec mesure deux mètres vingt avec des battoirs à linge capables de masquer l’écran d’un téléviseur géant.

« Il y a des gens bizarres, dans les trains et dans les gares », chantait jadis la mère Piaf. Quand t’es là, immobile, à contempler cette faune hybride, t’es troublé. Tu te demandes pourquoi le hasard vous a rassemblés, ces tordus et toi (autre tordu) ? T’es effaré par la somme des probabilités qu’il aura fallu pour fomenter une telle rencontre. Tu lui cherches confusément une signification. T’aimerais que tout ça ne soit pas gratuit, que ça corresponde à quelque secrète harmonie ; qu’il y ait un vague dessein, comprends-tu-t-il ?

Le service commence. Afin de me doper le mental qui tourne décombres, je commande une boutanche de Baume-de-Venise pour escorter mon foie gras, fais l’impasse de vinasse sur les coquilles Saint-Jacques et achève le flacon avec le diplomate. Tu vois ? Toujours bien régenter la tortore, c’est une manière de s’assurer une règle de vie convenable. L’homme qui gère parfaitement son menu conserve une éthique.