Le wagon, maintenant, est plein, bourré comme un oignon de pédoque incarcéré. Au bruit des bogies (ou boggies) s’ajoutent le ronron de converses et les tintements de vaisselle. Je considère ma bouteille vide avec mélancolie. Béru n’est plus à bord, sinon il n’aurait pas loupé la bouffe, tu penses bien ! Qu’est-ce qui a motivé son largage, ce con ? J’hésite à écluser encore un petit quelque chose pour me désendolorir l’âme. Le dur n’arrive qu’à 22 h 30 à Budapest. J’ai tout le temps de m’offrir une sieste colmateuse. Un « petit » digestif ? J’aime pas ça. Papa a eu le temps de m’apprendre à aimer le pinard avant de raccrocher sa clé au tableau. Le vin souverain, si noble, si multiple ! Source d’ivresse et de vie ! Le Baume-de-Venise est très doux, ineffable à boire. Si t’exagères, il te laisse ensuite dans la clape un goût « consistant », un peu gluant, de papier tue-mouches.
Bon : je dois balayer la cour. Je demande une demi de champ’ au loufiat, frappée à outrance.
Tiens, la dernière table libre est monopolisée par les quatre Anglais. J’adresse un sourire long comme un bandonéon déployé à Gwendoline, mais elle ne l’aperçoit pas.
Torpeur bienfaisante. Le convoi ralentit pour se blottir une fois de plus sur une voie d’accueil. Un long moment s’écoule avant que ne surgisse un rapide d’enfer. Il secoue nos beaux wagons au passage. Son ouragan de bruit et de ferraille passe sur notre quiétude comme un stuka de la guerre de 39 sur une métairie normande. Sa vitesse le neutralise. On se remet doucement en branle.
Et puis voilà soudain qu’arrivent trois contrôleurs à la fois. Ils ont le kébour enfoncé au ras des sourcils, portent des lunettes qui font miroir et ont chacun une sacoche de cuir sur le bide.
Onc ne leur prêterait attention, si l’un d’eux ne se plantait à l’entrée ouest du wagon et ne se mettait à débiter, d’une voix forte et en anglais :
— Ladies and gentlemen, your attention, please !
Les convives cessent de claper. Les voilà tout ouïe. Alors le contrôleur extrait un pistolet gros comme ma bite de sa sacoche et déclare :
— C’est un hold-up ; je vous serais reconnaissant de garder votre calme.
Ses deux potes ont dégainé à leur tour et se mettent à faire la collecte, de table en table, en brandissant leurs sacoches béantes. Comme il est conseillé aux voyageurs de ne laisser ni bijoux ni valeurs dans les compartiments, tu parles si la ramasse est juteuse ! Ça se met à pleuvoir dru dans les escarcelles de cuir. Les voyageurs (et geuses) sont terrifiés et balancent plus abondamment que pour la Croix-Rouge ou le Sida ! Parfois, une dadame distraite oublie de larguer ses boucles d’oreilles, alors le « quêteur » lui chatouille le lobe du canon de son arme et la malheureuse s’empresse de réparer cette omission.
La chose se passe dans un parfait silence, à peine troublé par la marche du train. L’un des « contrôleurs » a fait entrer l’ensemble du personnel dans la cuisine et en a bloqué ensuite la lourde au moyen d’un coin d’acier. Opération bien préparée et parfaitement exécutée.
Voilà, c’est mon tour. Un membre du trio me tend sa fameuse sacoche déjà confortablement garnie. A ma pomme de vider mes fouilles.
En soupirant, je passe la main sur mon portefeuille, du moins fais-je-t-il semblant car, en réalité, c’est la crosse de mon pote tu-tues que je saisis à l’étage au-dessous.
Il m’arrive, parfois, de te relater certains de mes fesses d’armes, comme dit Béru. Je le fais toujours avec la plus grande honnêteté, soucieux d’exactitude et n’hésitant pas à mentionner mes bavures ou ratages quand il s’en produit. Mais là, mon action est un modèle du genre. Si un nœud volant japonais avait la bonne idée de le filmer, on passerait ensuite le document dans les écoles de police.
Mais bon, je te résume.
Premier temps, ma droite tire le flingue de son holster et l’abat en flugurance sur la tempe de l’hold-upeur, tandis que ma gauche lui arrache son feu. L’homme s’écroule, je freine sa chute de mon genou relevé pour éviter le bruit. N’ensute, j’ajuste la main armée du chef (ou présumé, je parle de celui qui a annoncé la couleur) et lui balance une bastos qui lui fait sauter le médius et l’annulaire (sans parler de son feu). Mais je ne suis pas homme à m’arrêter en si bon chemin. Me reste le troisième. Il vient de se retourner, surpris par la détonation.
— Hands up ! je lui hurle.
Tu parles ! Voilà ce con qui m’aligne. Heureusement, j’étais sur le qui-vive. Un quart de volte et ses valdas vandales massacrent la superbe applique tulipe Arts déco placée derrière moi.
Je lui riposte de deux prunes bien mûres dans chacune de ses deux épaules et le voilà transformé en otarie de cirque, sauf qu’il est infoutu de faire bravo !
— Allez délivrer le personnel en cuisine ! lancé-je à mon pote le barbouilleur de génie. J’ai besoin d’aide pour faire le ménage !
Il y court.
Arrivée des serveurs ritaux, tout joyces de voir que la conjoncture se représente sous les hospices de Beaune.
Ils m’aident à regrouper mes trois éclopés dans un angle du wagon, vitement libéré par les convives. Les trois pourris n’en mènent pas largif : les blessés par balle geignent, mon assommé râle. Mes potes du service trouvent des liens pour ligoter ces durs devenus mous.
On va bientôt arriver à Salzbourg où la police autrichienne leur organisera un grand festival Mozart rien que pour eux, avec grand renfort d’instruments à percussion.
A bord, c’est la liesse. Le maître d’hôtel procède à la restitution du butin, aidé d’un vrai contrôleur surgi opinément.
On me gratule, me bisouille, me papouille ; une belle dame comprimée dans du Chanel m’étreint et me bouche-que-veux-tu d’avoir pu récupérer son collier de chienne or et émeraudes. Elle s’astique le pubis de Dechavanne contre ma cuisse en m’exhortant comme quoi je suis un merveilleux darlinge. Pas de la première fraîcheur : elle a commencé les matches retour et les années à domicile comptent double, hélas. Mais dans la touffeur de l’été, tu y regardes moins à deux fois.
Ma prouesse me promeut héros à part entière de l’Orient-Express.
Et on arrive à Salzbourg. La police prévenue radine. Explications, témoignages. Comme j’ai tiré sur les malfrats on veut que je descende pour les formalités. Très peu pour ma pomme ; tout ce que je déteste dans mon métier : les rapports (je n’aime que les rapports sexuels).
La discussion se fait âpre. Qu’à la fin, je prends à part l’inspecteur Ankulmayer, lui produis mes documents de chef de la police française et lui confie que je suis à bord pour assurer la protection d’un homme d’Etat de premier plan voyageant en coquelicot (Béru dixit). J’ajoute que je suis un intime d’Otto Khar, le ministre de l’Intérieur autrichien, et qu’il n’a pas de souci à se faire : je recevrai à Paris une commission rogatoire (que Bérurier nomme commission rogaton, voire, parfois : commission arrogante) qui recueillera ma déposition.
Tout baigne. On embarque les écumeurs de train et celui-ci repart en direction de Vienne.
J’échappe de mon mieux à la reconnaissance admirative des populations ferroviaires et vais me réfugier dans ma cabine. Tu sais pourquoi ? Quelque chose me turluqueute depuis l’intervention des trois pillards. Quelque chose de troublant dont je veux avoir le cœur net.
En portant la main à ma veste, tout à l’heure, feignant de prendre mon larfouillet, mais bichant en réalité mon ribousin, j’ai senti la présence dans ma fouille d’un objet inconnu. L’action primait, je ne me suis pas attardé, me promettant subconsciemment de revenir sur cette énigme.