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Armand Cabasson

La mémoire des flammes

CHAPITRE PREMIER

Tandis qu’il avançait dans le corridor, une image s’imposa à son esprit : chaque pas correspondait au déplacement d’un rouage denté qui entraînait à son tour d’autres mouvements. EL avait préparé son plan avec la minutie d’un horloger. Cette nuit-là, il actionnait enfin le complexe mécanisme. Il perçut du bruit dans les escaliers. Quelqu’un montait. Il suivait le mur de la main, afin de se repérer dans l’obscurité, et avait compté quatre portes. Il revint en arrière, ouvrit la troisième et se dissimula dans la chambre. Là donnait autrefois la fille unique du colonel, mais elle s’était mariée et, depuis lors, la pièce demeurait inoccupée. La lueur jaune-orangé d’une chandelle traversa le couloir, filtrant sous la porte avant de s’éloigner. Un pas lourd, lent, inégal. Mejun, le plus âgé des domestiques, un ancien sergent qui avait eu la jambe abîmée par un boulet autrichien à la bataille de Marengo et que le colonel avait pris à son service. Comme tous les soirs, il allait allumer la cheminée dans le bureau, mais il était en avance d’une demi-heure. Le colonel avait dû abréger son souper. Adossé à la porte, l’intrus maîtrisait son inquiétude. Sa connaissance des lieux et des habitudes de cette demeure l’aidait à se rassurer. Mejun passa en sens inverse sans déceler sa présence.

Il reprit sa progression et atteignit enfin le bureau, où il se dissimula derrière les longs rideaux en velours qui isolaient la fenêtre. Il ne lui restait plus qu’à attendre.

Très vite, il ne put s’empêcher de se découvrir. L’âtre. Le feu. Les flammes, langues dorées qui léchaient l’air, attiraient son regard. Elles semblèrent le reconnaître et désiraient lui montrer quelque chose. Leurs courbes, leur agitation, leur façon de se mêler les unes aux autres ou de se séparer, les interstices noirs qu’elles ménageaient entre elles... Des visages apparurent sur cette trame dansante. Leur peau était de feu et leurs yeux de suie ; la douleur déformait leurs traits ; leurs bouches s’agrandissaient, béantes, pour pousser des hurlements inaudibles. As disparaissaient, étaient remplacés par d’autres, revenaient... Tous appelaient en vain au secours, souffraient jusqu’à en perdre la raison. Ces présences étaient si réelles... Les bûches crépitaient, l’une d’elles se rompit et s’effondra dans une gerbe d’étincelles, la frénésie des victimes s’accrut. Le feu envahissait son champ de vision, se communiquait à son esprit, se propageait en lui qui n’était maintenant plus qu’une enveloppe humaine brûlant de l’intérieur. La porte grinça, le ramenant à la réalité, lui laissant à peine le temps de se cacher à nouveau.

Des pas. La démarche tranquille de la personne fatiguée qui souhaite travailler encore un moment, mais sans s’obstiner à vouloir accomplir l’impossible. Le bois du fauteuil du bureau gémit. Seul le colonel avait le droit de s’y asseoir. Une plume commença à crisser au rythme d’une écriture preste. Le vieil officier ne perçut pas la présence qui se matérialisait dans son dos.

CHAPITRE II

Le major Quentin Margont se figea au garde-à-vous. Il arborait son uniforme d’infanterie de ligne, n’ayant toujours pas reçu celui d’officier supérieur de la garde nationale de Paris, alors qu’on l’y avait muté depuis déjà deux mois. Il se trouvait dans un magnifique bureau du palais des Tuileries, avec devant lui deux des personnages les plus célèbres de l’Empire. Malheureusement, il n’aimait pas le premier et se méfiait du second.

Joseph Bonaparte, frère aîné de Napoléon, accumulait les titres mirobolants : roi d’Espagne (ou, encore mieux : roi des Espagnes et des Indes), lieutenant général de l’Empire et commandant de l’armée et de la garde nationale de Paris. L’Empereur lui avait confié la défense de la capitale tandis que lui-même combattait dans le nord-est de la France. Dire qu’en juin 1812, l’Empire était à son apogée... À cette époque, Napoléon se lançait dans la campagne de Russie à la tête d’une armée de... quatre cent mille hommes ! Et, aujourd’hui, le 16 mars 1814, moins de deux ans plus tard, il combattait en France avec seulement soixante-dix mille soldats, tentant d’arrêter un flot de trois cent cinquante mille envahisseurs ― Autrichiens, Hongrois, Russes, Prussiens, Suédois, Wurtembergeois, Saxons, Hanovriens, Bavarois... ― répartis en trois armées : l’armée de Bohême, l’armée de Silésie et l’armée du Nord (dont une partie opérait en Belgique et en Hollande). Sans parler des soixante-cinq mille Anglo-Hispano-Portugais, dirigés d’une main de fer par Sa Grâce le duc de Wellington, qui venaient de s’emparer de Bordeaux et que le maréchal Soult essayait de contenir. Et encore fallait-il ajouter l’armée autrichienne d’Italie, qu’affrontait le prince Eugène de Beauharnais. Quelle chute ! Margont en avait le vertige.

Pouvait-on encore espérer sauver les idéaux de la Révolution ? Napoléon allait peut-être y parvenir envers et contre tout, au vu des stupéfiantes victoires qu’il venait de remporter : le 10 février Champaubert sur les Russes d’Olsuviev, le 11 Montmirail sur les Russes de Sacken, le 12 Château-Thierry sur les Prussiens de York, le 14 Vauchamps sur les Prussiens et les Russes de l’infatigable Blücher, le 17 Mormant sur les Russes de Wittgenstein et Nangis sur les Austro-Bavarois de De Wrède et le 18 Montereau sur les Autrichiens, Hongrois et Wurtembergeois du pourtant rusé généralissime Schwarzenberg. Tous les pays qui s’étaient coalisés contre lui en étaient encore abasourdis.

Détail étonnant, Joseph – que Margont, avec peut-être un peu trop de sévérité, jugeait incompétent – ressemblait physiquement à l’Empereur : visage rond et empâté, yeux bruns, front dégagé, cheveux noirs clairsemés... Il se croyait remarquablement intelligent, telle la médiocre copie d’un tableau célèbre qui se prend pour l’original.

Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, prince de Bénévent, surnommé le « diable boiteux », en était en tout point l’opposé, tant par ses qualités que par ses défauts. Brillant, perspicace, spirituel, manipulateur, séducteur, affable, obséquieux, faux, hypocrite, imprévisible, il possédait le sens de la formule. À propos du résultat cataclysmique de la campagne de Russie, la rumeur murmurait qu’il avait osé dire : « C’est le début de la fin. » L’Empereur le soupçonnait de l’avoir trahi à plusieurs reprises et de tramer maintenant le retour des Bourbons. Leurs rapports étaient si conflictuels que Napoléon l’avait un jour traité de « merde dans un bas de soie ».

Mais Talleyrand savait se rendre indispensable. Haut dignitaire, il participait aux manoeuvres diplomatiques, officiellement ou non. Margont le considérait comme une girouette astucieuse qui anticipait les changements de vent. Cependant, il n’était pas exclu que cet homme retors aimât son pays, à sa manière. Peut-être essayait-il sincèrement d’aider la France et non pas seulement sa propre personne, mais avec l’arrogance de celui qui croit être le seul à savoir ce qu’il convient de faire.

La soixantaine, en perruque poudrée, il observait Margont avec une pénétration qui contredisait sa posture avachie et ses airs de Mathusalem à l’agonie.

— Repos ! s’exclama Joseph. Major Margont, nous vous avons convoqué, car nous avons besoin de vous pour une mission délicate.

Il parlait sans regarder son interlocuteur, étudiant des documents étalés sur son bureau. Margont se doutait que ces papiers en disaient long sur lui et il refrénait l’envie de s’en saisir promptement pour les jeter dans le feu qui tentait de chauffer cette pièce trop grande.

— Son Altesse le prince Eugène vous avait chargé d’une enquête confidentielle durant la campagne de Russie. Cela, vous le savez. En revanche, vous ignorez peut-être ses commentaires à votre sujet. Éloges et louanges !