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— J’ai été victime d’une regrettable erreur judiciaire... commença-t-il.

— C’est bon ! Ne me parle plus de cette affaire. Je te le promets, en cas de succès, je n’oublierai pas de demander une promotion pour toi. Directement à Joseph.

— Merci ! Que faisons-nous, maintenant ?

— Nous allons feuilleter ensemble les documents que m’a remis Joseph. Puis je garderai ceux qui me concernent et toi, tu emporteras ceux qui émanent de la police et tu iras te trouver une auberge, où tu résideras durant toute la durée cette enquête. Tu es supposé être pauvre, comme moi, alors ne va pas t’installer dans l’une des plus belles adresses de Paris aux frais de Joseph. Le logement que l’on m’a procuré se trouve dans le faubourg Saint-Marcel, au 9, rue du Pique. J’aimerais que tu sois à proximité. Ce soir, j’irai rencontrer ce Charles de Varencourt dont je t’ai parlé. Mais je me méfie de lui. Je vais t’indiquer le lieu et l’heure du rendez-vous. Tu t’y rendras aussi et tu nous espionneras, à distance, sans te faire remarquer. Tu n’entendras pas notre conversation, mais observe ses faits et gestes et tu me diras ce que tu en penses. Essaye aussi de repérer si quelqu’un nous surveille... Peut-être que les Épées du Roi se doutent de quelque chose et le font surveiller, ou que Varencourt aura eu la même idée que moi et sera venu avec un complice... Ensuite, tu le suivras, puis tu me retrouveras au pont d’Iéna et tu me feras ton rapport.

— Vous allez vous mêler à des gens qui voient partout des complots et, du coup, voilà que vous vous mettez à penser comme eux !

CHAPITRE VI

Margont s’était rendu au Palais-Royal, où abondaient restaurants, cafés, confiseries, maisons de jeu et de prêt, théâtres, parfumeurs... Les prostituées aguichaient les passants sous les arcades, essayaient de les entraîner tout en haut, dans les greniers.

Chez Camille, on servait du vin, de la bière, du cidre, du thé, du café et des gaufres. Un garçon de courses pouvait aussi vous apporter une bavaroise de chez le fameux Corraza, arcades 9 à 12 ; vous la dégusteriez plus à votre aise, car, là-bas, c’était toujours bondé. Accoudé à une table, Margont parcourait des yeux Le Moniteur et le Journal de Paris. Il espérait débusquer des fragments de vérité en comparant ces deux journaux. Hélas, le premier mentait, parce qu’il était le porte-parole officiel de l’Empire, tandis que le second n’osait rien dire, parce qu’il ne l’était pas. À chaque fois qu’il s’énervait, Margont avalait une gorgée de café. Comment osait-on imprimer des choses pareilles ? Il imaginait le cheminement des mots transcrivant la vérité, puis subissant l’autocensure du rédacteur, les coupes et les réécritures imposées par le propriétaire du journal, celles exigées par les censeurs et le ministère de la Police générale... Des lignes étaient rayées, des mains déchiraient des pages entières, des formules étaient remaniées. Le texte s’amenuisait ; on gommait les subtilités ; le récit devenait manichéen. Encore des passages barrés. Les pertes françaises fondaient sur le papier ; Russes et Prussiens périssaient par milliers sous les coups de plume de la propagande. Tout allait bien ! De mieux en mieux, même !

— Et dire que l’on m’empêche de lancer mon journal ! marmonna Margont.

Mais obstiné comme il l’était à vouloir dire la vérité, quel beau journal aurait-il dirigé en vérité, avec ses pages intégralement biffées par la censure !...

Un homme s’assit à sa table.

— Monsieur Langés... déclara celui-ci avec amabilité.

Puisqu’ils se trouvaient en public, il avait fait sauter la particule nobiliaire.

— Citoyen Varencourt !

Varencourt s’amusait de cette fausse rencontre fortuite avec cet ami qui n’en était pas un et qui utilisait un faux nom. Margont était mal à l’aise, au contraire. Mais son rôle était sa protection, le donjon dans lequel on l’avait acculé. Il se mit donc dans la peau de son personnage et sourit pour accueillir cet allié.

— Quel plaisir, Charles !

Varencourt se fit servir un verre de vin. Il était habillé sans éclat, avec des vêtements mal coupés et aux couleurs ternes. Mais son assurance lui conférait une belle présence. Il semblait n’avoir rien à craindre. Quelques années de plus que Margont, donc à peu près quarante ans... Des yeux bleus attentifs.

Margont balaya la pièce du regard. En dépit du monde présent, il avait pu se placer à l’écart. S’ils parlaient à voix basse, nul ne les entendrait. Il n’aperçut pas Lefine qui, pourtant, était quelque part. Décidément, le talent de son ami ne cessait de le surprendre.

Varencourt examina son verre à la lumière des chandelles. Le vin possédait une improbable couleur sombre. Il le huma avec curiosité.

— Je dirais qu’ils l’ont coupé avec du bois de campêche, de l’airelle et de l’eau-de-vie. Et de l’encre, peut-être bien...

Il en but une gorgée et grimaça comme si une main invisible l’étranglait.

— Atroce. Ainsi, donc, c’est vous le nouvel enquêteur. Je me doutais bien que l’on m’enverrait un autre interlocuteur. M. Natai, la personne à qui je transmets mes informations et qui me paye, n’est visiblement qu’un petit agent de second ordre, un intermédiaire. Dans l’après-midi, il est passé chez moi – ce qu’il m’avait promis de ne jamais faire ! – et m’a expliqué que j’allais continuer à lui communiquer ce que j’apprendrais, mais que je devais également rencontrer aujourd’hui même une autre personne, le chevalier Quentin de Langés. Il faut être honnête, jusqu’à présent, les autorités ne prenaient pas les Épées du Roi très au sérieux et concentraient leurs efforts sur les Chevaliers de la Foi et la mystérieuse Congrégation. C’était une grosse erreur de leur part. Maintenant que le colonel Berle a été assassiné, on vous envoie. C’est amusant, je ne vous imaginais pas du tout ainsi. Vous n’avez pas la tête de l’un de ces enquêteurs retors des polices secrètes de l’Empire.

Margont n’émit aucun commentaire.

— J’en ai déjà dit énormément à la police, reprit Varencourt. Alors, que voulez-vous savoir de plus ?