— Pourquoi n’avez-vous pas signalé que le colonel Berle allait être assassiné ?
— Parce que je l’ignorais ! C’est M. Natai qui m’a appris sa mort.
— Vous me prenez pour un idiot ?
— Si vous étiez idiot, ce n’est pas vous que l’on m’aurait envoyé. Notre organisation compte environ une trentaine de personnes, peut-être plus, et est dirigée par un comité directeur de cinq membres : Louis de Leaume, Honoré de Nolant, Jean-Baptiste de Châtel, Catherine de Saltonges et moi-même. Bien que nous ayons un chef, le vicomte de Leaume, les plans doivent être acceptés par le comité, à la majorité, puis ils sont ensuite exposés à ceux des autres membres qui vont les appliquer. C’est le baron Honoré de Nolant qui a proposé d’assassiner plusieurs responsables de la défense de Paris. Son projet a été longuement débattu, puis nous avons voté et il a été blackboulé.
— Qu’est-ce que cela veut dire, « blackbouler » ?
Varencourt s’étonna de cette réponse.
— Je vois que vous n’êtes au courant de rien. On ne vous a pas communiqué ce que j’ai transmis à M. Natai ? Fuyant les années révolutionnaires, Louis de Leaume s’est réfugié un temps à Londres. Là-bas, il est de bon ton pour tout gentilhomme d’être membre de plusieurs clubs. Qu’est-ce que ces clubs ? Chacun a son thème : la philosophie, l’astronomie, les insectes, le tabac, l’exploration de l’Afrique, les Indes... Mais, en vérité, un noble doit se faire admettre dans un club pour éviter le ridicule. Parce que, si vous ne faites partie d’aucun club, vous devenez la risée de la noblesse londonienne. Alors vous présentez votre candidature et ce sont les membres qui décident, en votant. Chacun met une boule dans un sac. Ensuite, s’il y a une majorité de boules blanches : « Bienvenue au club » ; s’il y a plus de noires – de black balls –, vous êtes « blackballed », « blackboulé » : « Au revoir »... Il est du dernier chic pour un aristocrate français de « blackbouler ». Cela signifie qu’il est un pur, un ultra, qu’il a préféré fuir en Angleterre plutôt que d’accepter la France révolutionnaire. Donc, dans notre groupe, le comité directeur décide des actions à mener en votant à l’anglaise. Un avantage est que ce vote est secret. Selon le vicomte de Leaume, cela atténue les tensions entre nous. Or le projet de nous lancer dans une série d’assassinats a été blackboulé. Deux boules blanches, trois noires.
— D’après vous, qui a voté en faveur de ce plan ?
— Honoré de Nolant, puisque c’est lui qui l’a proposé. Quant à l’autre, je l’ignore.
— Hormis vous cinq, y a-t-il d’autres membres au courant de ce projet ?
— À ma connaissance, non. Ce n’est pas notre façon de procéder. Le comité directeur n’informe pas les membres ordinaires des plans dont il débat, afin de limiter les risques de fuites. Notre chef est un homme prudent ! J’ai déjà dit tout cela à M. Natai...
— Parlez-moi de votre symbole. Ce lys et cette épée.
— C’est la traduction héraldique du nom de notre organisation. Initialement, il s’agissait d’une fleur de lys classique. Puis le vicomte de Leaume a préféré la remplacer par une fleur de lys en fer de lance. Plus combatif...
— J’en ai vu un. Une cocarde avec des armoiries en relief sur une médaille.
— Ah bon ? Où avez-vous découvert cela ?
Varencourt semblait surpris. Mais, d’un autre côté, il était joueur. Il devait avoir l’habitude de bien cacher son jeu... N’obtenant pas de réponse, il précisa :
— Le vicomte de Leaume en a fait réaliser quelques exemplaires, qu’il a distribués aux autres membres du comité.
— Je veux que vous m’en donniez un.
— Je n’en ai pas. Je ne les ai pas acceptés. À l’époque, je ne renseignais pas encore la police, je ne voulais pas détenir chez moi de tels objets.
Varencourt disait-il vraiment la vérité ? Margont s’irritait intérieurement. Il lui était pour l’instant très difficile d’affaiblir la position de force de Varencourt. Ce n’est que lorsqu’il aurait été admis dans ce groupe, s’il y parvenait, qu’il pourrait commencer à vérifier les dires de cet homme. Ce dernier reprit d’un ton posé :
— Pour l’instant, toujours pour des raisons de prudence, ce symbole n’est connu que du comité directeur. Et de ceux que je renseigne, les membres de la police personnelle de Joseph Bonaparte, enfin, Joseph Ier d’Espagne. Cela aussi, je l’ai déjà raconté à M. Natai...
— Je n’ai pas encore eu le temps d’étudier en détail les informations que vous avez transmises.
Varencourt était troublé.
— Bien... Mais alors pourquoi nous voyons-nous maintenant ? Pourquoi nous rencontrer aussi vite ?
— Mais... parce que vous devez me faire admettre chez les Épées du Roi...
Varencourt écarquilla les yeux et faillit s’étouffer. La nouvelle l’empoisonnait plus qu’une cruche entière de son vin frelaté.
— Vous plaisantez ?
— C’est vous qui plaisantez ! Ne me dites pas que vous n’êtes pas au courant ?
— Au courant de quoi ?
Tous deux maudirent intérieurement Joseph et Talleyrand.
— Vous êtes vraiment sérieux ? insista Varencourt. Je refuse de vous conduire dans la gueule de ces loups ! Vous serez démasqué et vous nous ferez tuer tous les deux.
— Mais, mon cher Charles, moi aussi, je refuse d’y aller. Le problème, c’est que c’est malgré tout ce qui va arriver. Je n’ai pas le choix et vous non plus. Ce sont les ordres de nos deux amis, ceux à qui nous devons cette sympathique rencontre...
— Il faut les faire changer d’avis ! Ils ne se rendent pas compte... Puisque j’y suis déjà, moi, pourquoi faudrait-il que... Oh, je vois... On se méfie de moi. Seulement, voyez-vous, on ne devient pas membre comme cela...
— Vous devez me faire admettre directement au sommet, dans le comité directeur.
— Diable, comme vous y allez ! C’est impossible. Il faut être des nôtres depuis au moins deux mois, que l’on ait enquêté sur vous, que vous ayez prouvé votre loyauté...
— Je m’en doute bien. J’ai déjà réfléchi à ce problème. Si je suis indispensable, on m’acceptera immédiatement, et dans les hautes sphères, qui plus est.
— J’avoue que votre façon de raisonner me plaît. Jouez-vous aux cartes ?
— Non ! Et ce n’est pas le moment de parler de ce genre de choses.
— C’est toujours le moment de jouer ! La vie est un jeu. C’est ainsi que je la prends, car alors elle me pèse moins. Comprenez-moi bien, je n’essaie pas de faire monter les mises, je vous annonce que je refuse de jouer la partie que vous proposez.
— Nos deux amis communs ne sont pas hommes à accepter ce point de vue. Si vous vous obstinez, ils vous enverront la police. Moi, on m’a promis de me jeter en pâture aux cosaques...
Varencourt était furieux. Néanmoins, il ne se départait pas de sa superbe, roitelet mis échec et mat, mais qui continuait à trôner, immobile et fier, tandis que la dame adverse glissait vers lui pour le jeter à terre.
— Bien. J’ai compris. Mais cela coûtera cher, avertit-il. Je vous écoute. Quel est votre plan ?
— J’ai survolé une partie des renseignements que vous avez fournis, mais très rapidement. Un autre plan des Épées du Roi est de soulever les Parisiens, ou au moins de les inciter à ne pas prendre les armes si la capitale est menacée. Peut-être ces cocardes arborant votre emblème sont-elles supposées servir de symbole de reconnaissance à vos soldats... Comment comptez-vous vous adresser à des milliers de gens ? Et ce, sans risquer de vous faire tirer dessus ? Il vous faut des bulletins, des affiches... Mais les imprimeries sont surveillées. C’est ainsi que je deviens l’homme idéal. Je suis imprimeur ! Je réalise des programmes de théâtre, des affiches pour les spectacles... Officiellement, c’est ainsi que je gagne ma vie. Mais en réalité, je ne me suis intéressé à ce métier que parce que j’ai toujours eu l’idée de soutenir la cause du roi en utilisant l’une des armes les plus efficaces au monde : les mots !