— C’est trop beau pour être vrai...
— C’est pour cela que ça va marcher ! Parce que c’est tellement beau que vos amis voudront y croire !
— Vous devriez jouer aux cartes, vraiment.
— Je possède quelques notions sur le métier d’imprimeur. J’ai toujours rêvé de lancer un journal... Un vrai, ajouta-t-il en adressant un coup d’oeil à ceux qu’il avait posés sur la table. Comment se déroule une admission au sein du groupe ?
— La belle question ! Cela dépend s’ils vous font confiance ou non. On vous pose des questions : « Pourquoi voulez-vous nous rejoindre ? », « Qui peut se porter garant de vous ?»... En ce qui me concerne, ils m’ont fait patienter pendant deux mois, le temps de se renseigner à mon sujet. Ils ont été satisfaits de cette enquête, alors mon admission n’a été qu’une formalité. Mais, pour vous qui voulez tout précipiter, il risque d’en aller autrement.
— Cessez d’essayer de me faire changer d’avis, vous n’y parviendrez pas. C’est vous qui me recommanderez à eux. Quand quelqu’un est candidat, il doit poser des questions sur le groupe à la personne qui s’apprête à le recommander. Qui en est membre ? Quelles sont les actions qui sont menées ?
— Non. Nous sommes un groupe royaliste qui prône l’action ! Nous sommes les Épées du Roi. Notre chef est formel : on ne dit rien d’autre. Parce que, si on en révélait plus à tous ceux qui prétendent vouloir nous rejoindre, il y a longtemps que notre groupe aurait été anéanti... Les polices de l’Empire sont très efficaces...
— Voyez-vous un autre point à me préciser ?
Varencourt secoua la tête. Il offrait une expression étrange où l’intérêt le disputait à la colère. Il semblait considérer leur situation comme un roulement de dés à l’issue duquel il y avait énormément à gagner ou tout à perdre.
— Nos sorts se retrouvent liés, mais je ne sais rien de vous, monsieur Langés. Êtes-vous policier ? Non, vous n’en avez pas l’air. Les policiers aiment l’ordre et la discipline, ce qui est en général tout le contraire de ceux qui veulent devenir journalistes. Vous êtes soldat ?
— De nos jours, le monde entier est soldat...
— Vous êtes officier ?
— Ah... Allez savoir...
— Dites-moi au moins quel est votre véritable prénom.
— Quentin. Quentin de Langés.
— Vous continuez à vous méfier de moi et, pourtant, votre vie dépend désormais de mes talents de menteur...
Margont respirait plus difficilement.
— Et vice versa, Charles... Employez-vous à convaincre les Épées du Roi d’accepter de me rencontrer.
Des yeux, il indiqua le Journal de Paris.
— Gardez-le. J’ai glissé entre les pages l’adresse où me joindre et quelques lignes concernant ma vie. Vous êtes supposé me connaître, alors apprenez ces notes par coeur, puis faites-les disparaître. Il est indiqué que nous nous sommes rencontrés, à plusieurs reprises, à diverses tables de jeu du Palais-Royal. J’ai perdu contre vous ; je suis devenu votre débiteur ; je vous ai signé une reconnaissance de dette et nous en sommes venus à discuter ensemble. D’où la découverte de notre point commun : la cause royaliste. Bonne lecture ! J’attends que vous me contactiez à nouveau, à mon adresse, pour me faire rencontrer vos amis. Surtout, ne tardez pas trop...
CHAPITRE VII
Margont quitta le café et erra dans les rues. Il espérait semer un éventuel espion à la solde de Varencourt, des Épées du Roi ou de Joseph. Allez savoir... Mais plus il compliquait son trajet, plus il lui semblait être suivi. Il en venait même à distinguer des silhouettes dans les recoins d’ombre. À ce rythme, la suspicion aurait tôt fait de le rendre fou.
Il se rendit au pont d’Iéna. Cet ouvrage avait été construit sur l’ordre de Napoléon, qui l’avait baptisé du nom de l’une de ses éclatantes victoires contre les Prussiens, en 1806. Le vieux maréchal Blücher, qui commandait les troupes prussiennes, clamait à qui voulait l’entendre qu’il le ferait sauter dès qu’il aurait pris Paris.
Relevant le col de son habit pour se protéger du froid et des regards, Margont s’éloigna des lampes à huile, tel un insecte discret fuyant la lumière. Il s’approcha des eaux vert grisâtre de la Seine. Voilà quelques semaines, des shakos ennemis étaient subitement apparus, charriés par les flots. Les passants s’étaient arrêtés, incrédules, observant ces milliers de couvre-chefs qui tapissaient la surface et passaient comme dans un songe. Ce n’est que quelques jours plus tard que l’on avait appris que Napoléon, ayant battu les Autrichiens, les Hongrois et les Wurtembergeois à Montereau, avait ordonné à ses soldats de jeter les shakos des morts et des prisonniers dans l’Yonne. Il pensait que les Parisiens, en les voyant flotter sur la Seine, comprendraient que l’on avait remporté une nouvelle victoire... Mais, pour sauver la France, il en faudrait bien plus et Margont imagina la Seine disparaissant brusquement sous une lame de fond de trois cent cinquante mille shakos.
Il sursauta quand Lefine le rejoignit.
— As-tu assisté à notre rencontre ? lui demanda-t-il aussitôt.
— Bien sûr, comme convenu.
— Où étais-tu caché ?
— Ici et là... Je me suis fondu parmi les clients... Ce Varencourt ne me plaît pas. Il est trop à l’aise. C’est un homme étonnant. Le monde – le nôtre, en tout cas – est en train de s’effondrer et lui ne semble pas s’en soucier. Je l’envierais presque... En tout cas, il ne m’a pas repéré. Et je n’ai remarqué personne en train de vous observer à la dérobée. À un moment, vous l’avez mis bigrement en colère, et je m’y connais : il ne jouait pas la comédie !
— Joseph avait « oublié » de lui faire savoir qu’il devait m’aider à devenir membre des Épées du Roi... Où est-il allé après m’avoir quitté ?
— Rue Saint-Denis, à son adresse personnelle d’après le dossier que nous avons sur lui. Mais il est vraiment difficile à suivre. Toujours sur ses gardes. Qu’allez-vous faire, maintenant ?
— Rentrer chez moi. Mon nouveau chez-moi... Toi, tu vas rencontrer M. Natai, pour lui faire savoir deux choses. Que c’est toi que j’ai choisi pour me seconder – tu lui préciseras à quelle adresse on peut te contacter. Ensuite, que j’ai besoin d’une imprimerie d’ici demain soir ! Lui-même transmettra tout cela à Joseph.
Il expliqua comment rencontrer ce M. Natai, exposa son idée et poursuivit sans laisser à son ami le temps d’émettre un commentaire.
— Ensuite, trouve quelqu’un pour espionner Charles de Varencourt. J’ai confiance en ta débrouillardise sur ce point. Ne révèle rien à cette personne, contente-toi de la payer pour surveiller notre homme. Joseph te remboursera par l’intermédiaire de M. Natai... Fais de même avec tous les membres du comité directeur dont les rapports de police indiquent l’adresse. Moi, je vais peaufiner mon rôle tout en attendant que Varencourt me fasse signe. Si tu veux me joindre, tu connais mon adresse. As-tu eu le temps de te trouver un logement ?
— Auberge Arcole, à deux cents pas de chez vous. Il n’y a même pas de nom à la rue. Mais elle est située au bord de la Bièvre, entre deux teintureries. M. Fer-nand Lami. Qui suis-je pour le chevalier Quentin de Langés ?
— Un soldat qui a servi sous mes ordres dans le 84e. Tu es du côté du roi, car cela peut te rapporter de l’argent et parce que tu en as assez de la guerre.
— Un rôle presque taillé sur mesure ! Dès demain matin, j’irai trouver M. Natai. Je prendrai connaissance des rapports qu’il me remettra et, le soir même, je pourrai vous en parler.